Un coup de Dés...

jamais...

n'abolira...

le Hasard...


 Stéphane Mallarmé

 

Origine de l'homochiralité

 

 "Tout ce qui existe dans l'univers est le fruit du hasard et de la nécessité".

Démocrite

 

"La vie sur terre -telles que nous la connaissons- est indissolublement liée à l'homochiralité".

"Les traces du Vivant", ouvrage collectif piloté par Muriel Gargaud.

 

 

L''homochiralité caractérise le fait de n'exister que sous une forme énantiomère pour un composé chiral. Ainsi dans la nature, tous les aminoacides chiraux constituant les protéines sont lévogyres et tous les sucres de l'ADN sont dextrogyres.

 

Pourquoi ?

 

Poser cette question c'est aborder un problème complexe de physique, de chimie, de thermodynamique...

 

Je vais essayer de donner quelques pistes simples; mais tout d'abord il convient de s'interroger sur la notion de hasard.

 

 Jacques Monod, dans un essai  intitulé " Le Hasard et  la Nécessité " (1970) réfutait le prédéterminisme (le prédéterminisme est une forme du fatalisme qui voit dans tout événement la main de Dieu et l’impuissance de l’homme.).

 

« L’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. A lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres. (…) Il sait maintenant que, comme un tzigane, il est en marge de l’univers où il doit vivre, un Univers sourd à sa musique, indifférent à ses espoirs comme à ses souffrances et à ses crimes »

 

Le Royaume dont il s’agit c’est «  le Royaume transcendant des idées, de la connaissance, de la création  ».

 

Un texte aussi radical ne pouvait que soulever la controverse. Philosophes marxistes (car Monod rejetait aussi le matérialisme dialectique), chrétiens, musulmans... biologistes... longue est la liste des contestataires. Reste que l'essai de Jacques Monod est une œuvre scientifique majeure du XXème siècle. 

 

 

  Sans vouloir philosopher, tout un chacun pourrait se poser la question : c'est quoi "le hasard" ?... et dès lors relancer le débat !

Malicieusement on pourrait citer :

 

Le hasard, « c'est peut-être le pseudonyme de Dieu quand il ne veut pas signer ». (Théophile Gautier)

 

Ou encore :

 

« C'est le nom que Dieu prend quand il ne veut pas qu'on le reconnaisse » (Einstein).

 

Voila comment Dieu réapparaît ! Plus sérieusement on pourrait faire appel à Leibniz :

 

     "Je n'admets donc l'indifférence que dans un sens, qui la fait signifier autant que contingence ou non nécessité. Mais, comme je me suis expliqué plus d'une fois, je n'admets point une indifférence d'équilibre, et je ne crois pas qu'on choisisse jamais quand on est absolument indifférent. Un tel choix serait une espèce de pur hasard, sans raison déterminante, tant apparente que cachée. Mais un tel hasard, une telle causalité absolue et réelle, est une chimère qui ne se trouve jamais dans la nature. Tous les sages conviennent que le hasard n'est qu'une chose apparente, comme la fortune: c'est l'ignorance des causes qui le fait. Mais s'il y avait une telle indifférence vague, ou bien si l'on choisissait sans qu'il y eût rien qui nous portât à choisir, le hasard serait quelque chose de réel, semblable à ce qui se trouvait dans ce petit détour des atomes, arrivant sans sujet et sans raison, au sentiment d'Epicure, qui l'avait introduit pour éviter la nécessité, dont Cicéron s'est tant moqué avec raison.

    Cette déclinaison avait une cause finale dans l'esprit d'Epicure, son but étant de nous exempter du destin; mais elle n'en peut avoir d'efficience dans la nature des choses, c'est une chimère des plus impossibles".

Leibniz : Liberté d'indifférence et hasard. Essais de théodicée 

 

Mais aussi au mathématicien Antoine Cournot :

 

Le hasard est la rencontre de séries causales indépendantes. Imaginons qu'une tuile tombe d'un toit. Il est clair que cet événement est déterminé par des causes (un coup de vent, la vétusté du toit etc.). Je passe dans la rue. Il y a, là aussi, des causes à mon action. La tuile me tombe sur la tête. On parlera alors de hasard. Ce n'est pas que l'événement soit sans cause mais il est clair que ce n'est pas parce que je passe là que la tuile est tombée. Deux séries causales, celle qui préside à la chute de la tuile, celle qui fait que je passe dans la rue, ont simplement interféré.


Il existe donc bien des faits fortuits, aléatoires mais ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui interviennent au hasard mais leurs rencontres. Le hasard n'est nullement dû à notre ignorance mais est affaire de rencontres scientifiquement déterminables."

 

Pour aller plus loin sur la notion de hasard voir ICI.

 

 

Pourquoi me suis-je attardé sur cette notion de hasard ? Tout simplement parce que dans le problème qui nous occupe - l'origine de l'homochiralité - les hypothèses qui sont émises évoquent le hasard... ou la nécessité !

 

Redisons-le : aujourd’hui, vie et homochiralité sont indissolublement liées : la vie est basée sur des protéines construites à partir de 19 aminoacides lévogyres (plus la glycine qui n'a pas de centre d'asymétrie) et sur des acides nucléiques (ADN, ARN) dont la partie sucre (ribose ou désoxyribose) est dextrogyre.

 

La possibilité de la préexistence d'une forme de vie hétérochirale ne peut être exclue ; le passage à l’organisation actuelle pouvant résulter d'une évolution prébiotique de la matière ou d'une évolution biologique. Jacques Reisse a donné récemment des arguments solides en faveur de la deuxième hypothèse.

 

Quel peut-être le mécanisme de cette étrange discrimination ? Dans l'expérience de Miller par exemple, qui dans des conditions prébiotiques réussit à obtenir des aminoacides, ceux-ci sont tous racémiques. 

 

Le chimiste organicien sait aujourd'hui (et c'est un challenge majeur pour la préparation de molécules bioactives) préparer de façon stéréosélective, avec des excès énantiomériques fort élevés, de très nombreuses molécules, en particulier des aminoacides. Il faut pour cela créer une assistance, une catalyse (ou autocatalyse) chirale... bref utiliser à un moment donné ce que je rappelais de la propriété des énantiomères (toutes leurs propriétés sont identiques en milieu achiral, ceci n'est plus vrai en milieu chiral).

 

Cependant il faut bien une asymétrie initiale ! On peut à ce niveau faire deux propositions :

 

- soit il s'agit d'une propriété fondamentale de la matière (voir violation de parité),

- soit d'une brisure de symétrie durant la phase prébiotique.

 

C'est cette deuxième hypothèse qui est retenue aujourd'hui.

 

Sur l'origine de la brisure de symétrie plusieurs suggestions ont été émises mais, quelle que soit cette origine, on comprend que des mécanismes d'amplification (fréquents dans la synthèse des polymères et en particulier des peptides) puissent conduire à une stricte homochiralité.

Brisure de symétrie
Brisure de symétrie
Nébuleuse d'Orion
Nébuleuse d'Orion

Origine de la rupture de symétrie

 

De nombreux travaux ont été publiés à ce propos. Je crois cependant que l'expérience réalisée par le LURE, et le Laboratoire de Chimie Bioorganique de l'Université de Nice-Sophia Antipolis, permet d'avancer une hypothèse très solide : c'est l'irradiation par une source d'UV lointains, polarisés circulairement, qui est à l'origine de la production d'un excès énantiomérique à partir d'aminoacides racémiques.

 

Les auteurs de cette expérience ont pu identifier une dégradation sélective de l’énantiomère gauche de la leucine après irradiation avec un rayonnement polarisé circulairement droit conduisant à un excès énantiomérique de 2.6 %, à partir d’un mélange racémique.

 

La lumière polarisée circulairement peut donc favoriser la formation d'un composé lévogyre vs le composé dextrogyre.

 

Les astronomes nous disent que la nébuleuse d'Orion produit de la lumière polarisée circulairement. La nébuleuse aurait donc irradié une zone de l'espace de sa lumière polarisée ; zone qui n'inclue pas la terre, trop éloignée.

 

Les aminoacides non racémiques auraient donc pu se former dans l'espace, près d'Orion ou d'une autre étoile.

 

Cette brisure de symétrie résulterait donc d'une réaction fortuite dans l'espace interstellaire où un tel rayonnement a pu exister.

 

 L'étude des météorites confirme la présence d'aminoacides et d'excès énantiomériques dans l'espace.

 

On a retrouvé sur la météorite de Murchison, chondrite carbonée d'une centaine de kgs découverte en 1969, plus de 70 aminoacides différents (mais aussi des nucléobases), dont 8  font partie des 20 acides aminés naturels.

Du fait de contamination possible, il est préférable de se baser sur l'excès énantiomérique des aminoacides non protéiniques présents (alpha-méthylés) : il peut atteindre 10% ce qui est considérable.


Mécanisme d'amplification des excès énantiomériques

 

Dans l'ouvrage de Muriel Gargaud toutes sortes de mécanismes d'amplification sont évoqués. Je n'évoquerai ici que ceux qui sont bien connus du chimiste familier de la synthèse asymétrique.

 

Tout d'abord les mécanismes de résolution cinétique, étudiée dans tous ses aspects par Henri Kagan. On observe ainsi de nombreux cas où la vitesse de réaction de deux énantiomères avec un réactif chiral est différente (par exemple avec des enzymes).

 

Je l'évoquais plus haut, la catalyse asymétrique est aussi une méthode très efficace  de stéréosélection (prix Nobel 2001). On peut même observer des cas d'autocatalyse asymétrique, où c'est le composé (lui même chiral) qui induit une stéréosélectivité.

 

Pour conclure... provisoirement

 

La conclusion qui semble aujourd'hui faire consensus est que l'homochiralité est la conséquence d'un apport post-accrétionnel de molécules chirales, dont les aminoacides, associé à la chute de diverses météorites sur la terre primitive. Les excès énantiomériques initiaux ont été amplifiés ensuite par divers mécanismes et lors de la polymérisation prébiotique des briques élémentaires.

 

L'homochiralité des biomolécules (avec l'enrichissement isotopique en carbone 12 dont je n'ai pas parlé) est certainement la signature la plus remarquable de la vie terrestre.

 

Avec les missions spatiales, les planètes du système solaire sont devenues accessibles à l'analyse -directe- organique, minérale et isotopique, qui devrait permettre d'identifier sans ambiguïté ces signatures.

 

Il semble donc bien que la vie que nous connaissons ait pour origine un concours de circonstance extraordinaire !

 

Le hasard est essentiel aux systèmes vivants et à leur évolution. C’est un facteur externe, mais aussi et surtout le produit de mécanismes internes ; on le retrouve à tous les niveaux d’organisation du monde du vivant, du gène à la biosphère... peut-on lire dans la présentation de l'ouvrage d'Alain Pavé : Nécessité du hasard, vers une théorie synthétique de la biodiversité.

 

Nous voila donc revenu à la question liminaire : qu'est-ce que le hasard ?

 

Nouvelle hypothèse à propos de l'asymétrie du vivant

 

 La "faute" à des électrons "gauchers" issus d'une désintégration béta ?

 

  

Première identification dans l'espace de deux molécules "miroirs" (énantiomères)

Découverte très excitante à... 28 000 années lumière de la terre : de l'oxyde de propylène sous ses deux formes énantiomères (deux molécules identiques non superposables, comme votre main droite et votre main gauche).

 

J'ai longuement expliqué sur ce site pourquoi la stéréochimie des molécules était la clé de la chimie du vivant.  C'est aussi une des énigmes à résoudre pour comprendre l'origine de la vie sur cette planète.

 

Si peu à peu ce mystère s'éclaircit, le chemin est encore long pour retracer précisément l'épopée qui conduisit à LUCA (Last Universal Common Ancestor).

 

Voir : Des biopolymères aux premiers organismes vivants