"Aie toujours présent à l'esprit que la nature n'est pas Dieu, qu'un homme n'est pas une machine, qu'une hypothèse n'est pas un fait"
Je voue une admiration sans bornes au prince des Lumières. Elle n'a cessé de s'amplifier au fil de ma vie, de mes lectures, de mes modestes progressions dans la connaissance des sociétés humaines et de leurs organisations... et même de l'histoire des sciences.
Car Diderot c'est l'Encyclopédie et cette formidable mise au point de l'état des connaissances de l'homme du XVIIIème siècle, qui dessinait de façon frappante les perspectives offertes à l'homme moderne, des révolutions politiques aux révolutions scientifiques.
A sa mort, le samedi 31 juillet 1784, Diderot est connu des élites européennes (il a vécu à Petersbourg auprès de Catherine II, mais aussi à La Haye) pour avoir été le maitre d'œuvre de cet énorme chantier, mais il est bien loin d'avoir atteint la célébrité de ses contemporains Rousseau et Voltaire (qui sera porté au Panthéon dès 1791).
Pourquoi ? Au fond, pour une seule raison : Diderot est un philosophe matérialiste qui affiche un athéisme (" la sensibilité est une propriété de la matière, Dieu n'existe pas ") sans concession, ce qui est tout à fait insolite (et dangereux !) à son époque.
Si toute sa vie Denis n'a cessé d'écrire (sous son nom ou en tant que nègre de bien d'autres), ses écrits sont pratiquement impubliables et c'est miracle que l'essentiel de son œuvre (épistolaire, romanesque, philosophique...) nous soit parvenue : dès le lendemain de sa mort son frère, abbé à Langres, réclamait les manuscrits... pour les brûler !
Aujourd'hui, Diderot n'est toujours pas au Panthéon (et à voir encore hier -13 janvier 2013- ce déferlement de haine des grenouilles de bénitier, ou des adorateurs de Jéhovah ou d'Allah, on ne peut s'en étonner !), mais le temps a fait son œuvre ! (*)
Vous trouverez ICI un calendrier des principales manifestations de " Diderot 2013 " et ICI, sur le même thème, celui de sa ville natale, Langres.
(*) Lettre à Sophie Volland à propos de l'Encyclopédie :
" Cet ouvrage produira sûrement, avec le temps, une révolution dans les esprits, et j'espère que les tyrans, les oppresseurs, les fanatiques et les intolérants n'y gagneront pas. Nous aurons servi l'humanité ; mais il y aura longtemps que nous serons réduits dans une poussière froide et insensible lorsqu'on nous en saura quelque gré "
Denis Diderot : PENSÉES SUR L'INTERPRÉTATION DE LA NATURE
AUX JEUNES GENS QUI SE DISPOSENT A L'ÉTUDE DE LA PHILOSOPHIE
NATURELLE
_ Jeune homme, prends et lis. Si tu peux aller jusqu'à la fin de cet ouvrage, tu ne seras pas incapable d'en entendre un
meilleur. Comme je me suis moins proposé de t'instruire que de t'exercer, il m'importe peu que tu adoptes mes idées ou que tu les rejettes, pourvu qu'elles emploient toute ton attention. Un plus
habile t'apprendra à connaître les forces de la nature; il me suffira de t'avoir fait essayer les tiennes. Adieu._
P.S. Encore un mot, et je te laisse. Aie toujours présent à l'esprit que la nature n'est pas Dieu, qu'un homme n'est
pas une machine, qu'une hypothèse n'est pas un fait; et sois assuré que tu ne m'auras point compris, partout où tu croiras apercevoir quelque chose de contraire à ces
principes.
« Quae sunt in luce tuemur E tenebris.»_LUCRET., lib. VI.
...
"Ce que nous prenons pour l'histoire de la nature n'est que l'histoire très incomplète d'un instant Je demande donc si les métaux ont toujours été et seront toujours tels qu'ils sont; si les plantes ont toujours été et seront toujours telles qu'elles sont; si les animaux ont toujours été et seront toujours tels qu'ils sont, etc. Après avoir médité profondément sur certains phénomènes, un doute qu'On vous pardonnerait peut-être, ô sceptiques, ce n'est pas que le monde ait été créé, mais qu'il soit tel qu'il a été et qu'il sera..."
...
" De même que dans les règnes animal et végétal, un individu commence, pour ainsi dire, s'accroît, dure, dépérit et passe; n'en serait-il pas de même des espèces entières ? Si la foi ne nous apprenait que les animaux sont sortis des mains du Créateur tels que nous les voyons; et s'il était permis d'avoir la moindre incertitude sur leur commencement et sur leur fin, (1) le philosophe abandonné à ses conjectures ne pourrait-il pas soupçonner que l'animalité avait de toute éternité ses éléments particuliers, épars et confondus dans la masse de la matière; qu'il est arrivé à ces éléments de se réunir, parce qu'il était possible que cela se fit; que l'embryon formé de ces éléments a passé par une infinité d'organisations et de développements; qu'il a eu, par succession, du mouvement, de la sensation, des idées, de la pensée, de la réflexion, de la conscience, des sentiments, des passions, des signes, des gestes, des sons, des sons articulés, une langue, des lois, des sciences, et des arts; qu'il s'est écoulé des millions d'années entre chacun de ces développements; qu'il a peut-être encore d'autres développements à subir, et d'autres accroissements à prendre, qui nous sont inconnus; qu'il a eu ou qu'il aura un état stationnaire; qu'il s'éloigne, ou qu'il s'éloignera de cet état par un dépérissement éternel, pendant lequel ses facultés sortiront de lui comme elles y étaient entrées; qu'il disparaîtra pour jamais de la nature, ou plutôt qu'il continuera d'y exister, mais sous une forme, et avec des facultés tout autres que celles qu'on lui remarque dans cet instant de la durée ? La religion nous épargne bien des écarts et bien des travaux...(1) "
(1) : Voila une façon subtile de tromper les censeurs qui ont toujours été aux basques de notre Encyclopédiste ! Certains ne furent pas dupes, mais presque complices, tant les talents du penseur les impressionnaient.
" Et moi, je disais : ceux qui se sont aimés pendant leur vie et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre ne sont peut-être pas si fous qu’on pense. Peut-être leurs cendres se pressent, se mêlent et s’unissent. Que sais-je ? Peut-être n’ont-elles pas perdu tout sentiment, toute mémoire de leur premier état. Peut-être ont-elles un reste de chaleur et de vie dont elles jouissent à leur manière au fond de l’urne froide qui les renferme. Nous jugeons de la vie des éléments par la vie des masses grossières. Peut-être sont-ce des choses bien diverses. On croit qu’il n’y a qu’un polype ; et pourquoi la nature entière ne serait-elle pas du même ordre ? Lorsque le polype est divisé en cent mille parties, l’animal primitif n’est plus, mais tous ses principes sont vivants.
O ma Sophie, il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous
sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous, quand nous ne serons plus !
S’il y avait dans nos principes une loi d’affinité
s’il nous était réservé de composer un être commun,
si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous,
si les molécules de votre amant dissous venaient à s’agiter, à se mouvoir et à rechercher les vôtres
éparses dans la nature !
Laissez-moi cette chimère ; elle m’est douce ; elle
m’assurerait l’éternité en vous et avec vous.
Lettre à Sophie Volland (extrait)