Ce fut mon métier, une de mes passions.
On me demanda parfois pourquoi la chimie.
Et je me posais intérieurement la même question...
Pourquoi pas les mathématiques, l'histoire, la politique (pas celle des politiciens !) qui me passionnaient tout autant ?
Il me faudra attendre la fin de la laborieuse construction d'une "carrière" - avec tout ce que cela comporte dans ce pays, de médiocres querelles de boutiquiers, de temps perdu dans l'accessoire - et surtout l'avènement de la chimie supramoléculaire et la chance d'avoir un fils engagé dans l'aventure de la biologie synthétique, pour qu'enfin le puzzle se reconstitue.
Pour un esprit curieux, quoi de plus exaltant que l'aventure de la chimie, depuis l'aube des temps ? Quoi de plus extraordinaire que de voir peu à peu se dénouer le mystère de la matière, du vivant, des origines... se dévoiler (un peu) la chorégraphie du ballet moléculaire qui nous fit et nous anime.
Quoi de plus motivant que de se pencher sur le fonctionnement et les désordres de cette merveilleuse machine qu'est le corps humain.
En écrivant ces lignes, ma chimie s'emballe : mon cerveau fonctionne à plein régime (enfin presque, l'âge bouscule un peu les cinétiques!), mon rythme cardiaque s'accélère, mon humeur s'améliore... Tout cela parce que de minuscules molécules se mettent en branle... !
Très vite la plus mystérieuse des sciences -elle fut longtemps invisible et silencieuse- fut l'objet de spéculations métaphysiques. La philosophie naturaliste s'en empara. Jamais autour de la chimie les controverses ne cessèrent, toujours elle fut sous le regard sourcilleux de clercs de tout poil traquant d'éventuels démiurges.
Mon chimiste préféré (pas le plus grand) est d'ailleurs un philosophe : Denis Diderot... Lisez les pages que je lui consacre et vous verrez comment -en sachant peu- il avait tout compris de la chimie et du vivant.
Découvrez aussi les quelques pages que je consacre à la chimie que j'aime (pas celle trop aride de l'universitaire), à certains de ses concepts et de ses hommes, à son histoire, qui témoigne magistralement de l'aventure scientifique et humaine, depuis que le monde est monde.
La chimie est partout : la matière est chimie, la vie est chimie...
La chimie naît avec la découverte du feu, il y a 400 000 ans, quand l'homme découvrit qu’il pouvait transformer la matière. La chaleur transforme le silex, qui change de couleur et de texture et devient plus facile à travailler. L’ocre rouge est obtenu par chauffage de l'ocre jaune et les hommes du paléolithique peuvent orner somptueusement les parois de leurs grottes. Un des premiers matériaux utilisés par l'homme a été l'argile dont la cuisson permet la confection de divers objets...
Et pourtant il aura fallu attendre le XVIIIème siècle pour qu’émergent les premiers théoriciens de la chimie.
Pourquoi ?
Sur le plan de la compréhension immédiate, la chimie subit un handicap énorme par rapport à la physique. Par exemple, la chimie qui assure l’élaboration, la pérennité et la fin de la vie, est silencieuse, nous ne la ressentons pas. Les lois de la physique au contraire nous interpellent dans les moindres gestes de notre vie quotidienne : la marche, le lancer, la vue…
Quand 240 ans avant J.C Archimède s’écrit « Eureka ! », c’est que dans son bain il a ressenti la « poussée » qui porte son nom.
Si des lois fondamentales de la physique sont donc énoncées très tôt, la chimie va se caractériser par une grande abondance de phénomènes, peu à peu observés, et une carence abyssale de concepts interprétatifs.
Le grand Newton, lui-même, a passé l’essentiel de son temps auprès de son four et de sa bibliothèque alchimique pour élucider le mystère de cette transformation des corps... forcément d’origine divine.
Le divin… justement le problème ne serait-il pas là ? De la transformation à la magie, de la transmutation à la sorcellerie, le chemin est court… et diabolique.
On doit la première "théorie" rattachée à la chimie au génial philosophe grec Empédocle :
" À un moment donné, l'Un se forma du Multiple ; en un autre moment, il se divisa et de l'Un sortit le Multiple - Feu, Eau et Terre et la hauteur puissante de l'Air-
Cette conception de la matière est ensuite exposée et développée par Aristote, notamment dans les Meteorologica :
- La matière est continue et uniforme,
- La matière est composée de quatre éléments: terre, air, eau, feu.
- Les quatre caractéristiques fondamentales sont : froid, sec, chaud, humide.
- Le vide n'existe pas.
On ne peut commencer à parler de chimie sans évoquer l'alchimie. En fait, il n'y a pas une alchimie, mais des alchimies.
La chimie "moderne" doit énormément à l'alchimie et nombreux sont ceux qui, comme Marcelin Berthelot, ne considèrent l'alchimie qu'en tant que proto-chimie
Cette alchimie invente la distillation, l’extraction par les graisses, le bain-marie (du nom de l’alchimiste Marie la Juive), les fourneaux, les cornues, les alambics, les différents creusets… elle découvre les acides et "l’eau régale", mélange d’acides nitrique et sulfurique, qui dissout le métal royal : l’or.
Cette alchimie n'est pas occulte. Elle sera diffusée dans quantité d'ouvrages édités à Paris, Francfort, Strasbourg, Cambridge, Leyde, Bâle...
Elle n’est pas une pratique purement ésotérique ou magique. L’alchimiste travaille au laboratoire, même si sa démarche consiste à y vérifier des théories plutôt que d'utiliser l’expérience pour en déduire des principes.
Enfin cette alchimie est une science vivante : les alchimistes échangent, se critiquent, se complètent.
C'est avec les Arabes que l'alchimie commença à devenir l'école de la chimie.
On leur attribue la découverte des acides sulfurique et chlorhydrique, de l’eau régale, la production de l'arsenic et de l'antimoine, la mise au point de divers procédés de teinture. Ils acquirent une grande dextérité expérimentale et mirent au point différentes techniques : distillation, sublimation, cristallisation, calcination.
Deux noms émergent de la foisonnante littérature alchimique du Moyen-Age : Jâbir Ibn Hayyan (Geber) et al-Râzi (Rhazès).
Mais le célèbre médecin Ibn-Sina (Avicenne) (XIe siècle) et Artéphius furent aussi des alchimistes. Ibn-Sina en particulier s'inscrira dans la continuité des alchimistes grecs, plus étroitement encore que Jâbir, auteur moins instruit.
Les alchimistes désignaient les quatre éléments par un seul mot: la tetrasomia, laquelle représentait la matière des corps.
Mais les alchimistes eux-mêmes découvrirent que terre et air n'étaient pas des éléments simples.
Le phénomène de la combustion donna lieu à une première véritable théorie chimique.
Enfin Lavoisier mit un terme au mythe de la tetrasomia en décomposant l'eau.
Un des fondateurs de la chimie française : Guillaume-François Rouelle (1703-1770).
Un homme peu ordinaire qui fut démonstrateur au Jardin du Roy («Démonstrateur de Chimie au Jardin des plantes sous le titre de Professeur en Chimie ») et tenait un cours privé, place Maubert, entre 1742 et 1768.
Son cours fut suivi par de très nombreux membres de l’élite intellectuelle de l'époque, dont Rousseau, Turgot, Diderot, Parmentier et des chimistes, dont Venel et même Lavoisier.
Rouelle, qui est aussi apothicaire (pharmacien) écrit :
"On distingue mal à propos la pharmacie en Galénique et Chimique. Sans cette dernière, l'autre ne fait que des combinaisons à l'aventure et des mélanges qui, loin d'arriver au but qu'on se propose, sont souvent très funestes. C'est la chimie qui pose les fondements de toute bonne pharmacie. C'est de la connaissance exacte de l'analyse que se déduisent les principes." (G. F. Rouelle, Cours de Pharmacie , manuscrit en 1 volume in 4°, p.4).
Rouelle est aussi connu pour avoir introduit le terme chimique de base, substance qui réagit avec un acide pour conduire à un sel.
Le cours de Guillaume François Rouelle, dont la première page est représentée ci-contre, est disponible ICI.
De ce cours, Rouelle n'a jamais écrit une seule ligne et c'est la version rédigée par le philosophe Denis Diderot qui fait autorité.
Je parle longuement de Rouelle à propos du Siècle des Lumières, car ses fameux cours ont eu un impact considérable sur les rédacteurs de l'Encyclopédie et en particulier sur sa plume principale en chimie : le montpelliérain Gabriel-François Venel.
Malheureusement, Rouelle est resté attaché à théorie des 4 éléments d'Empédocle et Aristote ; il écrivit :
"Nous appelons principes ou bien éléments des corps simples, homogènes, indivisibles, immuables et insensibles, plus ou moins mobiles selon leurs différentes figures, leur stature, leur masse, qui diffèrent entre eux par leur volume, leur figure particulière. Il est impossible de les apercevoir seuls et séparés des autres, à moins qu'ils ne soient réunis en très grande quantité numérique; aussi ignore-t-on leur figure particulière et il serait très ridicule de prétendre la déterminer, comme ont fait plusieurs physiciens. Ce qu'on peut assurer, c'est qu'ils sont en très petit nombre et que cependant leurs différentes combinaisons suffisent pour former tous les corps de la Nature. Nous admettons quatre principes ou éléments: la phlogistique ou le feu, la terre, l'eau et l'air." (G. F. Rouelle, Cours de Chymie, pp. 27-28).
Dans l'article Chymie de la grande Encyclopédie, François Venel, médecin à Montpellier, prédit :
"Il est clair que la révolution qui placerait la chimie dans le rang qu'elle mérite, qui la mettrait au moins à côté de la physique calculée, que cette révolution, dis-je, ne peut être opérée que par un chimiste habile, enthousiaste et hardi, qui, se trouvant dans une position favorable, et profitant habilement de quelques circonstances heureuses, saurait réveiller l'attention des savants, d'abord par une ostentation bruyante, par un ton décidé et affirmatif, et ensuite par des raisons, si ses premières armes avaient entamé le préjugé." (Encyclopédie ou dictionnaires raisonné des sciences, des arts et des métiers..., de Diderot - d'Alembert, Paris 1753, tome III, p. 409.)
Antoine-Laurent de Lavoisier (1743-1794) sera celui-là.
Les 3 principes de Lavoisier sont célèbres :
1- Toute réaction chimique est une équation ; cette égalité est de nature quantitative ; elle se vérifie par la pesée des corps à l'entrée de la réaction et celle des nouveaux composés à la sortie.
2- La validité d'une analyse chimique doit être confirmée par une synthèse reconstituant exactement le corps originel à partir des éléments définis par l'analyse.
3- Le principe de conservation de la matière est une loi mathématique de valeur générale, applicable à toutes les sciences et non pas un simple concept philosophique. En chimie, elle se vérifie par l'usage systématique de la balance.
En fait, Anaxagore de Clazomène, contemporain de Zénon, écrivait déjà en 450 av. J. C.:
"Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau."
L'application expérimentale de ces trois principes permettra à Lavoisier d'opérer une véritable révolution
chimique.
Evidemment elle le conduira à contester la théorie des quatre éléments d'Aristote et à redéfinir la notion d'élément.
Lavoisier montre ainsi que l'air atmosphérique est un mélange d'oxygène et d'azote et que l'eau est un corps composé, formé d'oxygène et d'hydrogène. Il met en outre en évidence le rôle de l'oxygène dans les combustions, les calcinations, les oxydations, la formation des acides.
Lavoisier ouvrira bien d'autres chantiers ; grâce à lui, et à quelques autres, l'aventure de la chimie pouvait vraiment commencer.
Laboratoire d'Antoine Lavoisier (Louis-Ernest Barrias, Musée de Grenoble, photo JPL)
Jusqu'au début du XIXème on pensait que la matière organique ne pouvait s'organiser et se développer que grâce à une ‘‘force vitale’’ que le chimiste ne pouvait évidemment mettre en œuvre. C'était la théorie du fluide vital, énoncée vers 1600.
Pour Buffon (1707–1788) par exemple, par essence, la matière organique n’a rien à voir avec la matière minérale.
Il l’écrit dans son Histoire des animaux :
‘‘Il existe une matière organique animée, universellement répandue dans toutes les substances animales ou végétales, qui sert également à leur nutrition, à leur développement et à leur reproduction’’
La synthèse (accidentelle) de l'urée que Friedrich Wöhler (1800-1882) réalise à partir du cyanate d'ammonium en 1828, montrait qu'il était possible de produire en laboratoire, à partir de composés inorganiques, un composé connu pour être seulement produit par des organismes biologiques. C'était le début de la fin du vitalisme.
Marcelin Berthelot, chimiste positiviste, fut sans doute celui qui dans son laboratoire donna le coup de grâce au vitalisme.
En 1860 il a l’idée de faire passer un courant d’hydrogène entre les électrodes (en charbon rigoureusement pur) d’une lampe à arc électrique, qu’il baptise ‘‘œuf électrique’’(encore visible au Collège de France).
Le produit obtenu est un hydrogène carboné (un hydrocarbure), que Berthelot n’a aucune peine à identifier : il s'agit de l’acétylène (C2H2).
Par hydrogénation ménagée de l’acétylène, on sait préparer une oléfine (l'éthylène), qui hydraté donnera l'éthanol. La boucle était bouclée ; en utilisant exclusivement des produits dits minéraux (carbone, hydrogène, eau et acide sulfurique), Berthelot réalisa la synthèse d'un alcool, composé strictement organique.
Il pourra dès lors écrire :
"On peut donc affirmer que la chimie organique est désormais assise sur les mêmes bases expérimentales que la chimie minérale. Dans ces deux sciences, la synthèse aussi bien que l’analyse résultent du jeu des mêmes forces appliquées aux mêmes éléments".
Contre l'avis de Pasteur (pour qui les fermentations procèdent d’une ‘‘action vitale’’), Berthelot obtint la première chaire de chimie organique au Collège de France en 1865. Il l'occupa pendant... 42 ans !
Malheureusement, en choisissant le système des équivalents (et en l'imposant dans tous les enseignements) au détriment de la théorie atomiste, il fit perdre du temps à la chimie française.
"L’évolution de l’Univers a généré des formes de plus en plus complexes de la matière, jusqu’à la matière vivante et pensante, par auto-organisation.
La matière animée tout comme la matière inanimée, les organismes vivants ainsi que les matériaux, sont formés de molécules et d’ensembles organisés résultant de l’interaction des molécules entre elles.
La chimie établit le pont entre les molécules de la matière inanimée et les systèmes moléculaires hautement complexes qui constituent les organismes vivants." Jean-Marie Lehn
Dans son grand élan vers la biologie, la chimie devenait biomimétique et même bio inspirée !
Regardons maintenant l'avancement des travaux des biologistes moléculaires au cours de ces années 70-80.
En 1970, le biologiste indien Har Gobind Khorana, deux ans après avoir reçu le prix Nobel de médecine pour ses travaux sur le décryptage du code génétique, synthétise un gène codant pour un ARN de transfert. Précurseur de la technique PCR (méthode d'amplification génique in vitro), c'est le pionnier de l’ingénierie génétique.
En 1972, Paul Berg, prix Nobel 1980, obtient la première molécule d’ADN recombinant.
En 1984, le groupe de Steven Benner est le premier à rapporter la synthèse chimique d'un gène codant une enzyme.
En 1989, le laboratoire Benner introduit le premier alphabet d'ADN élargi puis développe des systèmes d'information génétique artificiellement élargis (AEGIS).
On peut dire qu'avec Benner émerge cette « biologie synthétique », qui vise à générer, par synthèse chimique, des molécules qui reproduisent le comportement complexe des systèmes vivants, y compris leur génétique et leur évolution.
Dans son grand élan vers la chimie, la biologie devient... synthétique !
Les derniers résultats dans ce domaine ont fait sensation !
Ainsi des chercheurs américains du groupe de Floyd Romesberg à l’Institut de recherche Scripps de San Diego, en Californie, sont parvenus à assembler des paires de bases artificielles. Avec cet ADN synthétique ils ont réalisé la première étape de l’expression d’un gène, la réplication.
Tout récemment, en introduisant deux nouvelles bases nucléiques non naturelles, ils ont "augmenté" le livre du vivant, élargi l'alphabet génétique, ce qui constitue une formidable avancée pour mieux comprendre l'origine de la vie et explorer de nouvelles approches thérapeutiques
En créant des organismes synthétiques viables, ces laboratoires ouvrent la porte à des applications médicales et technologiques novatrices.
Cependant certains craignent qu'ils ne donnent aussi le jour à de nouvelles formes de vie possiblement pathogènes...
C'est depuis l'origine, le dilemme de la chimie (et de la science en général) : comment avancer, comment innover, sans induire de mauvais usages...
Il n'y a pas de science sans conscience !
Nous voici partis pour un feuilleton - très personnel - au cœur
DES CHIMIES.