« S'il est une quête qui a traversé toute ma vie de mathématicien, depuis l'âge de 17 ans... jusqu'à aujourd'hui même, une quête incessante qui a marqué toute mon œuvre...depuis ses débuts, c'est celle de l'unité, à travers la multiplicité infinie des choses mathématiques et des approches possibles vers ces choses. Déceler, découvrir cette unité au delà de la diversité, d'une richesse souvent déroutante (sans rien amputer de cette richesse), reconnaître les traits communs au delà des différences et des dissemblances, et aller jusqu'à la racine des analogies et ressemblances pour découvrir la parenté profonde – telle a été ma passion, ma vie durant. »
Alexander Grothendieck, « Récoltes et semailles », page 506
Invité à assister à une session du colloque organisé par l'université de Montpellier en hommage à Alexander Grothendieck, je me suis replongé dans cet énorme pavé de près de 1000 pages (achevé au milieu des années 80) où le génial mathématicien parle de sa vie, de son oeuvre, de sa quête de "l'unité à travers la diversité qui a marqué ses trois passions : les mathématiques, la vie amoureuse, la méditation."
Si je me suis intéressé à Alexander,ce n'est pas vraiment parce que je l'ai croisé à Montpellier, ni à cause de ma fascination pour les mathématiques (à vrai dire toute la partie maths de ce récit m'échappe complètement), mais sans doute un peu pour son parcours chaotique d'enfant juif allemand réfugié en France dans des lieux connus par d'autres témoignages (Chambon-sur-Lignon par exemple), et beaucoup pour cette recherche obstinée de l'unité dans le vivant, dans la nature, et dans les lois qui les régissent, que l'on retrouve chez des génies, comme Léonard de Vinci ou Newton, dont je parle abondamment sur ce site.
Certains matheux ont reproché à Alexander sa volonté systématique de généralisation, cette quête d'absolu qui, dit-il lui-même, le marginalisa dans sa communauté et lui fit quitter les mathématiques, en 1970 en même temps que l'IHES (il eut néanmoins quelques doctorants à Montpellier).
SUR LA CRÉATION
Se plonger dans cette "Promenade à travers une oeuvre", c'est comme s'asseoir sur une plage un soir d'orage, face à un océan souvent tumultueux, parfois apaisé, bercé par le ressac de quelques vaguelettes, puis aussitôt secoué par d'insistantes déferlantes qui vont crescendo, sous les éclairs et le tonnerre.
Je dis quelque part dans la présentation de ce site, à propos du(des) génie(s) :
" Je discerne chez ceux-là plus que de l'intelligence : de l'audace, de la révolte et par-dessus tout une soif inextinguible de liberté."
Alexander écrit : " C'est dans cet acte de passer outre, d'être soi-même en somme et non pas simplement l'expression des consensus qui font loi, de ne pas rester enfermé à l'intérieur du cercle impératif qu'ils nous fixent - c'est avant tout dans cet acte solitaire que se trouve "la création". Tout le reste vient de surcroît "
Pour analyser Récoltes et semailles, il faudrait un Paul Valéry (doué en maths), abordant le mystère Léonard de Vinci.
L'auteur du "Cimetière marin" ("Ce toit tranquille, où marchent des colombes...") écrit dans son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci :
" Certains travaux des sciences, par exemple, et ceux des mathématiques en particulier, présentent une telle limpidité de leur armature qu'on les dirait l'œuvre de personne. Ils ont quelque chose d'inhumain. Cette disposition n'a pas été inefficace. Elle a fait supposer une distance si grande entre certaines études, comme les sciences et les arts, que les esprits originaires en ont été tout séparés dans l'opinion et juste autant que les résultats de leurs travaux semblaient l'être. Ceux-ci, pourtant, ne différent qu'après les variations d'un fond commun, par ce qu'ils en conservent et ce qu'ils en négligent, en formant leurs langages et leurs symboles… "
En fait, Alexander n'a pas quitté les mathématiques en 1970 comme il le dit et le fait croire ; aux 12 000 pages publiées à cette date, il faut ajouter ces 1000 pages où il ne fait pas que régler ses comptes avec quelques élèves et en particulier avec son ami Pierre Deligne "coupable" (suggère-t-il) de l'avoir "trahi".
Ses reproches concernent les célèbres publications des séminaires de géométrie algébrique (SGA) de l'IHES au Bois Marie (SGA1 à SGA7, de 1960 à 1969).
En cause, la parution différée des actes du SGA5 (Cohomologie l-adique et Fonctions L) au moment où Pierre Deligne, publiait un texte intitulé SGA4-1/2- (Cohomologie étale), qui ne correspondait à aucun séminaire.
En gros, selon Alexander, "l'escamotage" du SGA5 aurait permis une réappropriation et un détournement de son oeuvre en cohomologie.
A de rares exceptions près, la communauté mathématiques l'aurait alors abandonné.
Et que les globules figurent
Une mathématique bleue,
Sur cette mer jamais étale
D’où me remonte peu à peu
Cette mémoire des étoiles.
Léo Ferré, La mémoire et la mer cité ici
Dans les deuxième, troisième, quatrième partie (L'enterrement, plus de 650 pages) de Récoltes et semailles, il est donc beaucoup question de cérémonie (et d'éloge) funèbre, de défunt, de tombeau, de fossoyeur et d'héritiers, de requiem...
On y découvre tout à la fois un argumentaire, une plainte, une déclaration d'amour à sa discipline, une méditation (avec l'évocation de son bref compagnonnage avec Krishnamurti, qu'il découvre en 1970) sur son parcours, sur son incessante balance entre ses yin(s) et ses yang(s).
C'est aussi un passionnant va-et-vient entre ses mémoires (sa mémoire), sa vie présente dans sa retraite, et une réflexion sur ce qu'il est en train d'écrire.
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Certains verront peut-être un pêché d'orgueil (et un peu de paranoïa) dans son insistante et répétitive dénonciation d'une trahison d'élèves et de collègues, et sans doute aussi beaucoup d'immodestie quand il s'affirme comme l'un des deux plus grands mathématiciens ayant existé... avec Evariste Galois (qu'il juge néanmoins "beaucoup plus doué que lui").
Mais Grothendieck n'est pas dupe, n'est jamais dupe. Il dit :
« Peut-être tel lecteur se sentira-t-il dérouté, comme je le fus moi-même un jour, devant la contradiction apparente entre la présence insidieuse et tenace de la vanité dans ma vie de mathématicien..., et ce que j'appelle mon amour, ou ma passion, pour la mathématique...
Au moment du travail, quand peu à peu une compréhension s'amorce, prend forme, s'approfondit ; quand dans une confusion peu à peu on voit apparaître un ordre, ou quand ce qui semblait familier soudain prend des aspects insolites, puis troublants, jusqu'à ce qu'une contradiction enfin éclate et bouleverse une vision des choses qui paraissait immuable – dans un tel travail, il n'y a trace d'ambition, ou de vanité. Ce qui mène alors la danse est quelque chose qui vient de beaucoup plus loin que le « moi »... de beaucoup plus loin sûrement que notre personne ou même notre espèce.
C'est la source qui est en chacun de nous.»
C'est le mystère de la Création qu'il évoque, c'est du sourire de la Joconde dont il parle, c'est l'émotion de Newton rédigeant les Principia dont il est question.
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SUR LES VERSANTS YIN ET YANG
Alexander présente très simplement son approche des mathématiques :
" Traditionnellement, on distingue trois types de « qualités » ou « d'aspects » des choses de l'univers qui sont objet de la réflexion mathématique : ce sont le nombre, la grandeur, et la forme.... Dans la plupart des situations étudiées en mathématiques, ces trois aspects sont présents simultanément et en interaction étroite... "
Puis vint la « géométrie nouvelle » qui consacre les épousailles du nombre et de la grandeur, c'est ici que se situe l'oeuvre d'Alexander, dans ce qu'il nomme la « géométrie arithmétique »
"Pour mettre au jour cette vision unificatrice « j'ai fait confiance simplement, comme par le passé, à l'humble voix des choses, et à cela en moi qui sait écouter "
Loin des consensus, hors du troupeau des moutons de Panurge...
Pour illustrer son parcours d'explorateur et de bâtisseur, il évoque ses versants yin et yang :
« Quand je « bâtis des maisons », c’est le « connu » qui domine, et quand « j’explore », c’est l’inconnu. Ces deux « modes » de découverte, ou pour mieux dire, ces deux aspects d’un même processus ou d’un même travail, sont indissolublement liés. Ils sont essentiels l’un et l’autre, et complémentaires.
Dans mon travail mathématique, je discerne un mouvement de va-et-vient constant entre ces deux modes d’approche, ou plutôt, entre les moments (ou les périodes) où l’un prédomine, et ceux où prédomine l’autre. Mais il est clair aussi qu’en chaque moment, et l’un et l’autre mode est présent.
Quand je construis, aménage, ou que je déblaie, nettoie ordonne, c’est le « mode » ou le « versant » « yang », ou « masculin » du travail qui donne le ton. Quand j’explore à tâtons l’insaisissable, l’informe, ce qui est sans nom, je suis le versant « yin », ou « féminin » de mon être.
Il n’est pas question pour moi de vouloir minimiser ou renier l’un ou l’autre versant de ma nature, essentiels l’un et l’autre – le « masculin » qui construit et qui engendre, et le « féminin » qui conçoit, et qui abrite les lentes et obscures gestations. Je « suis » l’un et l’autre – « yang » et « yin », « homme » et « femme ». Mais je sais aussi que l’essence la plus délicate, la plus déliée dans les processus créateurs se trouve du côté du versant « yin », « féminin » - le versant humble, obscur, et souvent de piètre apparence.
C’est ce versant-là du travail qui, depuis toujours je crois, a exercé sur moi la fascination la plus puissante. Les consensus en vigueur m’encourageaient pourtant à investir le plus clair de mon énergie dans l’autre versant, dans celui qui s’incarne et s’affirme dans des « produits » tangibles, pour ne pas dire finis et achevés – des produits aux contours bien tranchés, attestant de leur réalité avec l’évidence de la pierre taillée…
Je vois bien, avec le recul, comment ces consensus ont pesé sur moi, et aussi comment j’ai « accusé le poids » – en souplesse ! La partie « conception » ou « exploration » de mon travail était maintenue à la portion congrue jusqu’au moment encore de mon départ, soit. Et pourtant, dans ce coup d’œil rétrospectif sur ce que fût mon œuvre de mathématicien, il ressort avec une évidence saisissante que ce qui fait l’essence et la puissance de cette œuvre, c’est bien ce versant de nos jours négligés, quand il n’est objet de dérision ou d’un condescendant dédain : celui des « idées », voire celui du « rêve », nullement celui des « résultats ».
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L'ENFANT ET L'INNOCENCE
Pour mieux appréhender les ressorts de ce beau texte, il faut revenir à l'Enfant qu'il fût, et
qu'encore, souvent, au fil de la plume, il continue d'être.
La création ne peut surgir que de l'innocence, c'est à dire de la LIBERTÉ, du refus des tabous, du rejet des totems.
« Dans notre connaissance des choses de l'Univers (qu'elles soient mathématiques ou autres), le pouvoir rénovateur en nous n'est autre que l'innocence...
Ce ne sont pas ces dons-là [une puissance cérébrale hors du commun], pourtant, ni l'ambition même la plus ardente, servie par une volonté sans faille qui font franchir ces « cercles invisibles et impérieux » qui enferment notre Univers. Seule l'innocence franchit, sans le savoir ni s'en soucier, en les instants où nous nous retrouvons seuls à l'écoute des choses intensément absorbé dans un jeu d'enfant... »
L'Enfant est aussi un poète qui se souvient de vieilles comptines ou de lieder, tel Wohl heute noch und morgen (Ce jour encore et demain...), qui berça son enfance et dont il propose lui-même une traduction :
« Ce jour encore et demain
auprès de toi je serai
mais dès que point le troisième jour
sitôt je partirai. »
« Mais quand reviendras-tu encore
m'amour, mon doux aimé ? »
« Quand neigeront roses rouges
et quand pleuvra vin frais ! »
« Ne neigent point les roses
et point ne pleut du vin
ainsi, m'amour mon doux aimé
non plus tu ne reviens ! »
Au jardin de mon père
me couchai, et y dormant
me vint un joli rêvelet
neige blanche sur moi neigeant
Et quand tantôt m'éveille, voici
pur vide pur néant
c'étaient les roses rouges jolies
dessus moi fleurissant...
Revient garçon et passe, tout doux
dedans le beau jardin
porte une couronne de roses
un gobelet de vin.
Du pied il a buté, tout doux
au joli monticulet
tomba – et neigent roses
aussi pleut du vin frais...
... qu'il commente ainsi :
« Il y avait une joie, un bonheur en moi, pendant qu'à tâtons je cherchais à restituer ce que je lisais... Il y avait cette beauté dépouillée et douce, à la fois calme et poignante, une beauté grave faite de joie et de tristesse intimement enlacés...
Je crois que rares sont ceux qui ne sont touchés peu ou prou par un chant comme celui-ci, alors même qu'il s'en défendraient – comme si souvent on se défend d'une émotion survenant à l'improviste, quand quelque chose de profond en nous et que nous ignorions, soudain entre en résonance, et nous parle en silence de ce que nous préférions ignorer.
C'est le rêve, avant toute autre chose, qui a le pouvoir de faire résonner cela en nous... Seul le langage du rêve, peut-être a le pouvoir de toucher ces cordes secrètes... Et quand, l'espace d'un instant, tu as permis qu'elles chantent, fût-ce un chant de douleur ou de lourde peine, tu te sens léger soudain et comme neuf...
Point n'est besoin ici que le mot « mort » soit prononcé... Elle est pourtant présente, et son visage de brumes est celui de la Bienaimée... endormie et lointaine que depuis longtemps tu as quittée, et très proche en même temps -à la fois neige, et rose qui tombe en neige et naît des neiges...
" Il a suffi qu'un rêve parle de Celle qui dort au jardin de son père, rêvant neiges et s'éveillant roses, pour que s'éveille aussi en toi cette vague depuis longtemps oubliée, répondant au languir de Celle qui rêve et s'éveille, appelle et attend... "
Comment mieux décrire la beauté des mathématiques qu'en évoquant la vie rêvée d'Alexandre Grothendieck !