" Est sacré l'être, la chose ou l'idée à quoi l'homme suspend toute sa conduite, ce qu'il n'accepte pas de mettre en discussion, de voir bafouer ou plaisanter, ce qu'il ne renierait ni ne trahirait à aucun prix." Roger Caillois, L'Homme et le sacré (1939)
Un lecteur, sans doute excédé par ma critique lourde, récurrente, systématique (j'assume tout cela !) des religions, mes profonds doutes idéologiques, ma misanthropie galopante… m'écrit : " Mais que vous reste-il donc de sacré ! "
Et ce matin, à l'heure où même les radios commerciales donnent la parole à des philosophes dûment estampillés, Régis Debray, dont on connait la réflexion autour des religions, évoque le sacré (*)
Athée fasciné par les religions (ou plutôt les communions), il était interrogé à propos de ces 4 nouveaux morts - pour rien - en Afghanistan.
Il en vint à évoquer les mille morts par jour de la grande guerre et les monuments aux morts de tous ces petits villages, dont j'ai souvent parlé ici.
Oui, pour moi ces morts sont sacrés, tout comme ceux des suppliciés qui ont suivi De Gaulle et Jean Moulin. Les enclos qui les célèbrent, aussi.
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On sait que le philosophe déplore les désacralisations qui ont accompagné les sociétés moderne et post-moderne. Il va même jusqu'à écrire (en gros) : "Moins de gens dans les églises, plus de vols, de viols, de délinquance ".
Notons que le sacré n’est pas né avec les religions, qui n'ont après tout que 2500 ans, mais, sans doute, quand un hominidé réalisa la première sépulture.
Debray prône donc le retour au sacré - le sacré républicain par exemple, qui fédère autour de la patrie - car il n'y a point de communautés viables sans sacralisation.
A une époque où tout se vaut, où notre président veut honorer en même temps Jean Moulin et les tortionnaires de Bigeard et Massu, peut-on rassembler notre patrie autour des cadavres de nos soldats ?
Au nom de ce sacré-là combien de massacres...
Régis Debrayvoit en fait du sacré partout et il est vrai que le sacré peut se décliner de multiples façons :
- lieux sacrés (temple, sanctuaire, mémorial...),
- temps sacrés (fêtes religieuses, Jeux Olympiques....),
- objets sacrés (Saint-Suaire, Feu sacré des Vestales ou du Saint-Esprit....),
- personnages sacrés (prophètes, sorciers, rois de France...),
- arts sacrés,
...
Debray postule que nombre de manifestations que nous ne considérions pas comme sacrées le sont. Il appelle cela les
communications humaines. Celles-ci relèvent selon lui d'un besoin propre à l'homme et qui trouve ses racines dans sa nature même. Des événements comme la Coupe du Monde de football ou les Jeux
Olympiques sont dans cette définition. Le fait que des centaines (des milliards) d'hommes sont réunis, à distance, autour d’un événement dans une simultanéité totale, induit une communion globale
qui est constituante d’un caractère sacré .
En fait ceci n'est pas vraiment nouveau. Dans « Introduction à l’analyse de quelques phénomènes religieux » paru en... 1909, Henri Hubert et Marcel Mauss écrivaient :
« Si les dieux chacun à leur heure sortent du temple et deviennent profanes nous voyons par contre des choses humaines, mais sociales, la patrie, la propriété, le travail, la personne humaine y entrer l'une après l'autre ».
René Girard, que j'ai évoqué à plusieurs reprises à propos des notions de bouc émissaire et de désir mimétique, concède que le sacré a bien pour but de faire fusionner les membres d'une communauté, mais il ne croit pas à la possibilité de transcender le fond de violence dans lequel il est né.
(voir La violence et le sacré).
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Comment faire le lien entre sacré et tabou ?
Freud dans Totem et Tabou établit un lien direct entre la notion de tabou et celle de sacré.
" Est tabou, tout ce qui est à la fois sacré, dépassant la nature des choses ordinaires, et dangereux, impur, mystérieux".
Que l’on peut mettre en rapport avec cette phrase de Durkheim :
"La chose sacrée, c’est celle que le profane ne peut et ne doit impunément pas toucher".
Et le propos de Jacques Ellul :
« On est toujours saisi par le caractère restrictif du sacré, imposant tabous, limites, prescriptions, mais en
réalité l’institution du sacré est l’affirmation par l’homme d’un ordre du monde et d’un ordre du monde qu’il connaît, qu’il désigne et qu’il nomme. Le sacré, c’est pour l’homme la garantie qu’il
n’est pas jeté dans un espace incohérent, dans un temps illimité. »
Les Nouveaux Possédés (1973).
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Lorsque le bûcher est dressé pour Giordano Bruno, nu, la langue entravée par un mors de bois et que l'hérétique repousse le crucifix tendu vers ses lèvres, c'est un blasphème qui permet à l'homme d'avancer vers ce désenchantement du monde consacré par Copernic et Darwin.
Debray veut réenchanter le monde par le sacré (contre la science ?), plutôt que par la fraternité, la solidarité... l'extase devant la beauté de la Nature, les œuvres des savants, des artistes, des musiciens…
Pour ma part je communie avec le genre humain chaque fois que je regarde un tableau de Léonard ou de Manet, que je lis un passage de Flaubert, de Camus ou de Beckett, quand je découvre un poème de Sylvia Plath, quand j’écoute Mahler, quand je regarde un film de Woody Allen, quand je relis des textes de Newton…
« Quelle est la force du besoin métaphysique et avec quelle peine finalement la nature s’en sépare, on peut le déduire de ce que, dans l’esprit libre encore, alors qu’il a secoué toute métaphysique, les plus hauts effets de l’art produisent aisément une résonance des cordes métaphysiques dès longtemps muettes, voire brisées, lorsque, par exemple, à un certain passage de la Neuvième Symphonie de Beethoven, il se sent planer au-dessus de la terre dans un dôme d’étoiles, le rêve de l’immortalité au cœur : toutes les étoiles semblent scintiller autour de lui et la terre descendre toujours plus profondément. »
Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain
(*) Régis Debray :
- Le Feu sacré : Fonction du religieux,(2003)
- Les communions humaines. Pour en finir avec « la religion (2005)
- Jeunesse du sacré (2012)
A venir dans Esprit critique :
Une société du sacré ? Désacralisations et re-sacralisations dans la société contemporaine
Georges Bertin et Céline Bryon-Portet