" Ce que j’aime en ma folie, c’est qu’elle m’a protégé, du premier jour, contre les séductions de
« l’élite » : jamais je ne me suis cru l’heureux propriétaire d’un « talent » : ma seule affaire était de me sauver — rien dans les mains, rien dans les poches — par
le travail et la foi. Du coup ma pure option ne m’élevait au-dessus de personne : sans équipement, sans outillage je me suis mis tout entier à l’œuvre pour me sauver tout entier. Si je range
l’impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. "
Jean-Paul Sartre, Les Mots (1964)
On peut utiliser toutes les ressources d'internet, être équipé de la panoplie complète issue des progrès des nouvelles technologies, suivre avec enthousiasme les avancées de la biologie moléculaire, de la médecine, des nanosciences... et trouver ridicule ces déclarations, désormais incontournables, de personnalités, d'écrivains, de savants, de politiciens... qui jurent ne vivre que pour et dans le futur.
No past en quelque sorte !
Si au présent, qui annonce dans ce domaine un peu reluisant futur, j'ai des sentiments passéistes, ils concernent les mots, la langue, l'écriture...
J'évoque cela car j'ai entrepris de lire des correspondances familiales, des lettres qui vont du début du XXème siècle aux années 70. Pas des courriers d'érudits, mais de gens simples n'ayant au mieux qu'un certificat d'études.
Bien sûr, celles qui me touchent le plus émanent de ce grand-père - que je n'ai pas connu - qui a passé sa jeunesse sur les fronts de la guerre de 14 ou dans des casernes.
De ces mots griffonnés dans les tranchées qui évoquent (discrètement, censure oblige) la souffrance, la vermine, les copains morts, la grippe... mais aussi la vie au pays, les semences et les moissons, le moral qui fluctue au gré de maigres avancées ou de sanglants revers, des permissions espérées et puis souvent supprimées, on retrace à l'échelle d'un modeste dragon, l'histoire, la vraie, celle qui est faite du sang et des souffrances des hommes.
Loin, très loin de la grande Histoire qu'évoquent leurs chefs dans des mémoires, les Pétain et consorts, qui envoyèrent à la boucherie ces millions de jeunes gens dont les noms ornent les monuments de nos plus petits villages.
Particulièrement touchante aussi la première déclaration de cet homme à ma grand-mère, alors âgée de 16 ans (voir ci-dessous).
C'était il y a 99 ans, le style est impeccable, l'orthographe irréprochable. Le respect et la vénération de la femme, qui inspirent ce texte, témoignent aussi de comportements révolus.
De quoi disposeront les petits-enfants de nos enfants pour écrire la vie des simples gens en ce début de XXIème siècle. De photos, vidéos, documents numérisés... d'objets froids et sans âmes... mais plus de ces mots qui trahissent si bien l'angoisse, l'amour, l'espoir, la peur ou l'allégresse.
C'est un autre grand-père qui en m'apprenant à lire m'a donné le goût des mots et révélé l'incroyable magie de l'écriture : comment avec de simples signes faire revivre l'épopée des premiers hommes, le procès de Jeanne d'Arc, le tour du monde de Magellan, le courage de Danton montant sur l'échafaud, Le Tour de France de deux enfants, ouvrage mythique qu'il vénérait comme une bible.
Certes je n'oublie pas ce qu'écrit Sartre toujours dans "Les mots" et que j'ai pu très fortement ressentir ensuite :
"... pour avoir découvert le monde à travers le langage, je pris longtemps le langage pour le monde. "
Grâce à lui et à quelques instituteurs amoureux de la langue française, j’ai pu saisir plus tard, la musicalité des textes de Ronsard ou de Lamartine, la flamboyance de Hugo ou de Tolstoï, la verve de Maupassant, l'époustouflante écriture de Flaubert, la révolte de Zola et encore beaucoup plus tard le génie de Beckett.... et y trouver un plaisir presque charnel...
Les mots rythment notre vie. Dans les périodes les plus sombres, ils se bousculent ou au contraire sont retenus, deviennent plus rares. On ne sait plus mettre des mots - ou alors ils sont approximatifs- sur la souffrance ou l'amour ...
Si nous ne savons plus les mots pour l'écrire, qu'adviendra-t-il des mots pour le dire ?
Ce grand-père parlait très peu, on disait qu'il était avare de mots. En fait, il les respectait trop pour les gaspiller en paroles inutiles. Chacune de ses sentences était donc écoutée avec recueillement et presque dans la crainte.
Les femmes de la famille étaient au contraire étonnamment volubiles, elles ne pouvaient retenir les mots, ils leur échappaient... Enfant, j'en écoutais la musique, le sens m'intéressait peu.
Dans la déclinaison des mots - écrits, parlés- on peut donc être à la fois touché par le contenu ou le phrasé.
C'est ce que l'on peut ressentir en lisant les plaidoiries célèbres de grands avocats du siècle dernier. Vincent Moro-Giafferi, qui fut l'un des plus brillants, mobilisait les spectateurs assidus de la Comédie française.
"L'opinion publique? Chassez-la, cette intruse, cette prostituée qui tire le juge par la manche! C'est elle qui, au pied du Golgotha, tendait les clous aux bourreaux, c'est elle qui applaudissait aux massacres de septembre et, un siècle plus tard, crevait du bout de son ombrelle les yeux des communards blessés..."
Plaidoirie pour Eugène Dieudonné de la bande à Bonnot
Mais il ne se payait pas que de mots : en défendant le pseudo incendiaire du Reichstag, le bulgare Dimitrov, il affronta directement Hermann Goering !
On lui doit aussi ce superbe réquisitoire contre la peine de mort à l’occasion du procès du tueur en série Eugène Weidmann qu'il défendait :
« Je plaide pour un assassin. Je me dresse contre l’échafaud… contre la hache du bourreau qui, faisant gicler sur la curiosité malsaine des foules le sang des coupables, n’y a jamais répandu que le germe de la cruauté ; contre la peine de mort que Victor Hugo, dans une plaidoirie éternelle, vouait à l’exécration des hommes…
Ah ! J’entends dire : à quoi bon ? Pourquoi se pencher sur une âme déchue… il a tué, qu’il meure ! Ses bras ont frappé, qu’on les noue sur les marches de la guillotine. Sa tête a consenti l’assassinat ; qu’on la tranche !
Je connais cette doctrine, c’est la morale du talion, c’est la loi du lynch, c’est la justice des barbares… »
Badinter lui doit beaucoup. Gilbert Collard, l’ami de Marine, ténor à la télé, avocaillon dans les prétoires, aurait dû s’abreuver à ces sources !
J'ai admiré la virtuosité d’un Desproges ("Je t’en prie, ma femme, ma sœur, mon amour, mets ton jean, ou reste nue, mais ne marche pas dans la mode, ça porte malheur.") ou d’un Devos ("Avez-vous remarqué qu’à table les mets que l’on vous sert vous mettent les mots à la bouche ? "), qui en jonglant avec les mots, en les détournant, nous faisaient rire, nous fascinaient et nous inquiétaient tout à la fois ; car les mots sont parfois trompeurs, que se cache-t-il derrière les mots ?
Les dictateurs eux-aussi ont détourné les mots ; ils en ont fait des slogans pour fanatiser les masses. Mais le slogan peut également donner le la d’une révolution. Quel texte symbolise mieux la révolte étudiante de mai 68 que celui-ci :
« Soyez réalistes : demandez l’impossible ! »
La langue parlée d'aujourd'hui, est de bois. Nos politiciens, journalistes, stars formatés par la télé, sportifs…, utilisent un tout petit nombre de mots. Leur langue est le plus souvent imprécise, truffée d'anglicisme, encombrée de jargons pseudo-scientifiques ou technologiques. Elle sert beaucoup à nous manipuler.
Les publicitaires, les communicants, se sont en effet emparés des mots : on gagne une campagne électorale comme on vend une paire de lunettes ; il suffit de trois mots sur une affiche et de cinq phrases dans des discours… Les mots ont perdu leur sens.
Sauver les mots au moment où il y a tant d'incompréhension entre nous devrait pourtant être une grande cause éducative.
Une grande cause révolutionnaire aussi : c'est en se réappropriant les mots que beaucoup de peuples se sont libérés. J’ai été très frappé, en suivant sur internet les récentes révoltes tunisienne et égyptienne, par la beauté des textes circulant sur la toile face aux stéréotypes des dictatures en place.
Des mots qui donnent du sens, véhiculés par les nouveaux objets communicants, alliance du passé et du présent… pour un futur meilleur ?
… On peut rêver !
NB : Sartre écrit "Les mots" pour démystifier l'écriture... et il en fait son plus beau livre !