« La vérité c'est qu'on peut raconter toutes sortes d'histoires à travers les indices du bonheur mais, aussi étayées qu'elles puissent être, elles restent des constructions de l'esprit »
Claudia Senik, économiste
« La démocratie française n’est pas fatiguée de mouvement, elle est fatiguée d’immobilité »
Jean Jaurès
Mais pourquoi les français sont-ils " si malheureux " ?
Rappel : selon l'enquête, sur le bonheur réalisée en 2006 par un chercheur de l'université de Leicester (Adrian White), le Danemark est le champion du bonheur ! Quatre pays nordiques sont dans les 8 premiers : Danemark, Islande, Finlande et Suède ; les USA sont 23ème, le Royaume-Uni, 41ème et la France... 62ème !
La faute à notre côté râleur (voir ce blog !)... c'est bien connu nous sommes insatisfaits, méfiants, cyniques... peut-on lire dans un article du Monde Mag... (voir l'article précédent : Le bonheur au pays des Vikings ).
L'héritage d'un empire romain politiquement autoritaire en miroir d'une société viking très égalitaire comme le suggère le sociologue néerlandais Ruut Veenhoven ?
La conjonction d'un système politique à bout de souffle et d'un modèle économique dépassé ?
Le livre (l'enquête) de Yann Algan et Pierre Cahuc, La Société de défiance, publié en 2007 dans le cadre des travaux du CEPREMAP, dirigé par Daniel Cohen, donne quelques pistes. (*)
Le CEPREMAP dépend du ministère de la Recherche, il assure l'interface entre le monde académique et les décideurs publics et privés. L’École Normale Supérieure, le CNRS, le Centre d’analyse stratégique, la direction générale du Trésor, l’INSEE, les ministères du Travail, de l’Équipement, de la Santé, de la Recherche, la Banque de France... participent à l'élaboration des 5 programmes choisis :
Politique macroéconomique en économie ouverte ; Travail et emploi ; Économie publique et redistribution ; Marchés, firmes et politique de la concurrence ; Commerce international et développement.
Il faut noter que près de cent chercheurs du Campus Jourdan de l’École Normale Supérieure de Paris sont impliqués dans les travaux du CEPREMAP ; c'est une garantie de sérieux !
Le sous-titre de cet l'ouvrage : Comment le modèle social français s'autodétruit, justifie-t-il « le malheur » des français, le sombre pessimisme que plusieurs études récentes ont mis en évidence ?
Dans leur avant-propos les auteurs font un constat :
Depuis plus de vingt ans, des enquêtes menées dans tous les pays développés montrent que les Français, plus souvent que les habitants des autres pays, se méfient de leurs concitoyens, des pouvoirs publics et du marché. Cette défiance va de pair avec un incivisme plus fréquent dans des domaines essentiels au fonctionnement de l’économie et de l’État-providence...
... analysent l'origine de cette défiance :
Nous montrons néanmoins qu’ils ne constituent pas un trait culturel immuable. L’étude de l’évolution des attitudes sociales sur la longue période révèle que le civisme et la confiance mutuelle se sont dégradés après la Seconde Guerre mondiale.
... et ses causes :
Nous soutenons que c’est le mélange de corporatisme et d’étatisme du modèle social français qui suscite la défiance et l’incivisme. En retour, défiance et incivisme minent l’efficacité et l’équité de l’économie, et entretiennent l’étatisme et le corporatisme...
Ce constat est étayé par des chiffres, des courbes et des graphiques... issus d' Enquêtes du World Values Survey (WVS) ou de l’International Social Survey Program (ISSP), qui posent des questions harmonisées à des milliers d’individus dans un grand nombre de pays depuis plusieurs décennies.
J'ai sélectionné quelques enquêtes qui étayent sans ambiguïté les propos des auteurs :
1) Part des personnes qui répondent
« Pour arriver au sommet, il est nécessaire d’être corrompu »
Norvège : 13%, USA : 22%, Royaume-Uni : 25%, France : 52%... Russie : 88%
2) Part des personnes qui déclarent n’avoir :
« aucune confiance » en la justice
Danemark : 2,2%, Allemagne : 7%...France : 19% (précédée uniquement par les turcs... et les belges)
3) Part des personnes qui déclarent n'avoir
« aucune confiance » dans le parlement.
Norvège et Danemark : 4%, Allemagne : 16%, France : 25% (20ème sur 24 pays classés)
4) Part des personnes qui déclarent n’avoir :
« aucune confiance » dans les syndicats.
Pays nordiques moins de 10%, France plus de 25%
5) Part des personnes qui répondent à la question :
« En règle générale, pensez-vous qu’il est possible de faire confiance aux autres ou que l’on est jamais assez méfiant ? »
Norvège, Suède, Danemark : oui entre 60 et 70%
Japon, Canada et USA, oui entre 40 et 50%
France : oui, 22% (24ème rang sur 26, précédant uniquement le Portugal et la Turquie).
Pour frapper les esprits, les auteurs enfoncent le clou en proposant une confrontation France-Suède qui montre, par exemple, qu'un Français a 29 % de chances de moins de déclarer faire confiance aux autres qu’un Suédois de même sexe, même âge, même éducation, même revenu, même religion et même orientation politique.
Pire : qu'un Suédois célibataire, catholique, sans diplôme et sans emploi fait, en moyenne, beaucoup plus confiance à ses concitoyens qu’un Français marié, protestant, diplômé du supérieur et percevant de hauts revenus !
Inutile de continuer, la messe est dite... nous voyons des ennemis potentiels partout !
Cela rappellera aux plus anciens le temps de l'occupation où les murs avaient des oreilles (expression qui a trouvé un écho plus sympathique en mai 68 avec les murs ont la parole).
Comment peut-on être heureux dans un pays où -si l'on considère ces chiffres- on se défie de sa justice (il est inutile d'évoquer la police !), de ses représentants politiques et syndicaux, de ses concitoyens et où, pour réussir, il faudrait souvent payer ou coucher !
Pour étayer leur thèse, Algan et Cahuc vont montrer que cette « Société de défiance » s'accompagne d'un incivisme presque revendiqué, comme l'illustre de façon éloquente les réponses à la question suivante :
Part des personnes qui déclarent :
« trouver injustifiable d’acheter un bien dont on sait qu’il a été volé ».
Danemark : 89%, Norvège : 85%, Suède : 83%, USA : 78%, Italie 74%, Espagne : 71 %... France : 63% (en avant-dernière position devant le Mexique 59%).
Sommes-nous plus malhonnêtes... ou moins hypocrites ? La question suivante devrait nous éclairer :
Part de personnes qui déclarent :
« trouver injustifiable d’accepter un pot-de-vin dans l’exercice de ses fonctions »
Danemark : 92%, USA : 83%, Italie 73%, France : 58% (dernière devant le Mexique).
Pour établir un comparatif entre le civisme des citoyens d'un grand nombre de pays les auteurs ont choisi de commenter Le comportement des diplomates français à New York à partir de l'étude réalisée par R. Fisman et E. Miguel.
Sont comparés, par exemple, le respect des règles de stationnement des milliers de diplomates en service aux Nations unies, provenant de cent quarante-six pays différents au cours de la période 1997-2005. Bien que tous les diplomates bénéficient de la même immunité, leur propension à enfreindre la loi diffère fortement selon leur pays d’origine.
Lorsque les cent quarante-six pays sont classés par ordre décroissant du nombre d’infractions par diplomate, la France se situe au 78e rang, avec une moyenne de 6,1 infractions, en compagnie de l’Inde et du Laos. Les seuls pays d’Europe de l’Ouest qui devancent la France en nombre d’infractions sont l’Italie au 46e rang (14,6 infractions), l’Espagne au 52e rang et le Portugal au 68e rang.
Par respect pour Anne Sinclair,
nous n'évoquerons pas ici « la conduite inadéquate » du président français du FMI qui, outre le mini bar, avait installé un divan confortable dans son somptueux bureau. Cela ne nous regarde pas
!
C'est une affaire entendue : l'incivisme des français est patent.
Et l'Etat ne montre pas
l'exemple ; en témoigne, par exemple, le parc automobile ahurissant des ministres français en ces temps de crise...
Le constat étant établi on peut se poser la question de l'origine de tels comportements : innés ou acquis ?
Les auteurs répondent sans hésiter que croire qu’un atavisme nous pousse à nous défier de tout, sans qu’aucun élément objectif ne justifie une telle attitude est une interprétation erronée, car la confiance évolue au cours du temps.
« Nous avons en effet vu que la confiance héritée des Français s’était dégradée au cours du XXe siècle et surtout après la Seconde Guerre mondiale. En particulier, la confiance envers les institutions de la sphère publique s’est fortement érodée au cours des dernières décennies. Le déficit de confiance des Français n’est donc pas une donnée intangible. »
Corporatisme et étatisme voilà les deux "ismes" qui sont en cause pour les chercheurs du CEPREMAP :
« Ce déficit de confiance est intimement lié au fonctionnement de l’État et du modèle social. Après la Seconde Guerre mondiale, le modèle social français s’est construit sur des bases corporatistes et étatistes. Le corporatisme, qui consiste à octroyer des droits sociaux associés au statut et à la profession, institutionnalise la segmentation des relations sociales. Il crée un enchevêtrement de dispositifs particuliers à chaque corps qui favorise la recherche de rentes et entretient la suspicion mutuelle.
L’étatisme, qui consiste à réglementer l’ensemble des domaines économiques et sociaux dans leurs moindres détails, vide le dialogue social de son contenu, entrave la concurrence et favorise la corruption.
Personnellement j'adhère complètement à cette analyse.
Faut-il donc en finir avec L'état-providence ? La réussite des Danois tranche avec le marasme français. Pourquoi ?
Le modèle français
Dans Les Trois Mondes de l’État-providence, G. Esping-Andersen distingue trois types d’États-providence : le modèle conservateur, le modèle social-démocrate et le modèle libéral.
« Selon cette classification, l’État-providence français est conservateur, car il cultive les distinctions de statuts et la hiérarchie entre individus. Les dépenses sociales dans ce type d’État sont généralement élevées. Mais elles ont pour but premier de préserver les statuts afin de renforcer un ordre social traditionnel. Les États-providence conservateurs sont donc généralement associés à un fort corporatisme et à un fort dirigisme. »
L’État-providence français mis en place après la guerre, mais largement inspiré par le régime de Vichy, est fondé directement sur ces deux caractéristiques.
Concernant le corporatisme les auteurs rapportent une donnée objective en reprenant la mesure utilisée par G. Esping-Andersen, qui se fonde sur le nombre de systèmes publics de pensions de retraite en fonction du statut professionnel.
Italie 12, France 10, Allemagne 6, Danemark 2, Irlande 1.
Le modèle social-démocrate
"Dans le modèle social-démocrate, une part substantielle des richesses est redistribuée sur la base de principes universalistes et égalitaristes. En ce sens, la part des dépenses sociales est tout aussi élevée, si ce n’est plus, que dans les pays dont le modèle social est de type conservateur comme la France. Mais l’organisation de la solidarité est très différente.
Dans ce contexte, les impôts servent à financer des services publics ouverts à tout citoyen sans discrimination selon le revenu ou tout autre critère, par opposition au mode de financement sur cotisations des pays conservateurs. En conséquence, les pays qui ont adopté le modèle social-démocrate sont aussi ceux où les prélèvements obligatoires sont les plus élevés. En outre, ce système se caractérise par une structure beaucoup plus égalitaire des prestations, avec des ratios entre le niveau moyen des prestations et les prestations maximales beaucoup plus faibles.
Le degré d’universalisme des prestations sociales peut être mesuré par la part de la population en âge de travailler éligible aux assurances sociales de maladie, de chômage et de retraite. La part de la population en âge de travailler éligible aux différentes allocations est élevée dans les pays nordiques tels que le Danemark et la Suède, où elle avoisine les 90 %."
Le lecteur qui n'a pas peur des chiffres se reportera directement à l'ouvrage en question.
Conclusion
Bien sûr ce travail n'est pas neutre, l'organigramme du CEPREMAP (Président : Jean-Pierre Jouyet, (**) principal conseiller économique de N. Sarkozy) en témoigne, et son objectif n'est pas d'améliorer le bonheur des français mais de déterminer les raisons de leur peu d'enthousiasme pour la concurrence et l'économie de marché.
Néanmoins il met le doigt sur des handicaps majeurs de notre société et à mes yeux sur le pire : le corporatisme, hérité de Vichy, conforté par nécessité par le gouvernement provisoire du Général de Gaulle à la libération et validé par la réussite économique des Trente Glorieuses.
Que le corporatisme soit à l'origine d'une société de défiance nous le voyons tous les jours quand, les agriculteurs (divisés en producteurs de lait, éleveurs, céréaliers, viticulteurs...), les chauffeurs routiers, les médecins, les enseignants, les pompiers, les infirmières, les marins, les cheminots (de la SNCF, de la RATP... eux-même segmentés en contrôleurs, rampants, conducteurs), postiers... chacun leur tour, viennent réclamer justice (combien de luttes solidaires -type CPE- face à ces manifestations catégorielles qui nous dressent les uns contre les autres !), quand nous écoutons, lisons, voyons... tous ces protestataires poujadistes qui déplorent les avantages du voisin, tous ces politiques qui passent leur temps à dresser les corporations les unes contre les autres ou à encourager les lobbies (nous avons ici nos députés du vin, il y a les députés des chasseurs, les députés des restaurateurs, du tabac, des cafetiers…).
Parenthèse historique
Je rappelle au passage que l'abrogation des corporations a été décidée par la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 (sous la Révolution) ! Son préambule affirme qu'il « n'est permis à personne d'inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de coopération ».
Bien sûr que des luttes sectorielles sont nécessaires, mais pour être efficaces elles doivent s'inscrire dans un projet plus vaste qui prend en compte l'intérêt général et la solidarité.
La faute à qui si, au lieu de réfléchir tous ensemble, sinon à un modèle de société, du moins à une façon d'avancer vers une société plus égalitaire, plus juste, plus solidaire... nous passons notre temps à défendre notre pré carré ?
A nos politiciens (si faibles), à nos syndicats (si étiques), à nos institutions (si monarchiques) ?
Est-il si difficile de comprendre que les plus
faibles, les moins bien représentés, les plus fragiles... sont forcement les perdants dans la segmentation des revendications. Que le corporatisme fige les injustices et est une aubaine pour un
pouvoir distributeur de prébendes... qu'il fait le malheur du plus grand nombre !
Certes le bonheur des nations n'est pas strictement corrélé à un modèle économique - l'histoire nous le rappelle cruellement- mais la pérennisation de cette Société de défiance est sans aucun doute un obstacle considérable à l'épanouissement de notre peuple.
(*) Je ne commente pas l'opuscule de Jacques Juillard (Le malheur français, paru en 2005), journaliste au Nouvel Obs, qui est surtout une ode au blairisme et au social-libéralisme... la crise qui nous affecte a sans doute tempéré les ardeurs libérales de ce pourfendeur de la gauche !
POST-SCRIPTUM Depuis J. Juillard semble avoir viré sa cuti et dit pis que pendre de la deuxième gauche ! Il a quitté le Nouvel Obs pour devenir éditorialiste à... Marianne ! (JPL, le 3 janvier 2011)
(**)... et aujourd'hui de F. Hollande !
Pourquoi les Français sont-ils si malheureux ? (suite, 12-2014)
... parce qu'ils ploient sous le poids des corporatismes...!
Parce que l'abolition des privilèges reste à faire...
Parce que trop de nos élus sont corrompus...
Cartographie de la corruption en France par Transparency International
Transparency International France a dévoilé cette semaine (décembre 2014) une cartographie interactive des condamnations permettant d'avoir "une vision précise des formes que prend la corruption" et les régions où elle sévit le plus.
L'ONG lance également un portail d'action citoyenne.
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