Je me souviens du moins d’une grande fille magnifique qui avait dansé tout l’après-midi. Elle portait un collier de jasmin sur sa robe bleue collante, que la sueur mouillait depuis les reins jusqu’aux jambes. Elle riait en dansant et renversait la tête. Quand elle passait près des tables, elle laissait près d’elle une odeur mêlée de fleurs et de chair.
Le soir venu, je ne voyais plus son corps collé contre son danseur, mais sur le ciel tournaient les taches alternées du jasmin blanc et des cheveux noirs, et quand elle rejetait en arrière sa gorge gonflée, j’entendais son rire et voyais le profil de son danseur se pencher soudain.
L’idée que je me fais de l’innocence, c’est à des soirs semblables que je la dois. Et ces êtres chargés de violence, j’apprends à ne plus les séparer du ciel où leurs désirs tournoient.
Albert CAMUS, Noces, (L’Eté à Alger)
ma dame est un jardin d’ivoire,
couvert de fleurs.
sous la grande et silencieuse éclosion
de couleurs subtiles que sont ses cheveux
son oreille est une fleur frêle et mystérieuse
des narines
sont de timides exquises
fleurs qui habilement remuent
à la moindre caresse d’air qu’elle respire, ses
yeux sa bouche sont trois fleurs. Ma dame
est un jardin d’ivoire
ses épaules sont de lisses et brillantes
fleurs
sous lesquelles percent les fleurs nouvelles
de ses petits seins se balançant avec amour
sa main forme cinq fleurs
sur son ventre blanc est une maligne fleur en forme de rêve
et ses poignets sont les plus pures plus merveilleuses fleurs ma
dame est couverte
de fleurs
ses pieds sont effilés
formés chacun de cinq fleurs sa cheville
est une minuscule fleur
les genoux de ma dame sont deux fleurs
Ses cuisses sont de vastes et fermes fleurs de nuit
et exactement entre
elles endormie intensément
est
la fleur soudaine d’une totale satisfaction
ma dame couverte de fleurs
est un jardin d’ivoire.
Et la lune est un jeune homme
que je vois régulièrement, autour du crépuscule,
entrer dans le jardin et sourire
en lui-même.
“Le principal désir est celui qui vient des perfections qu’on imagine en une personne qu’on pense pouvoir devenir un autre soi-même : car, avec la différence du sexe, que la nature a mis dans
les hommes ainsi que dans les animaux, elle a mis aussi certaines impressions dans le cerveau qui font qu’en certain âge et en certain temps on se considère comme défectueux et comme si on
n’était que la moitié d’un tout dont une personne de l’autre sexe doit être l’autre moitié: en sorte que l’acquisition de cette moitié est confusément représentée par la nature comme le plus
grand de tous les biens imaginables”.
René Descartes Les Passions de l’âme.
"le désir de l'homme trouve son sens dans le désir de l'autre ... parce que son premier objet est d'être reconnu par l'autre. "
J. Lacan
J'avais écrit il y a fort longtemps quelques lignes à propos du désir... :
Je ne conçois pas de vie sans désir ; le désir est le moteur de la vie, bien au-delà du besoin.
J’ai le désir du désir, je me reconnais dans cette phrase de Lacan : « Le désir est désir de désir » Ou plutôt j’ai besoin de désirer pour vivre.
Quelle différence entre désir et pulsion ? Le désir passe par une formulation, le langage. La pulsion est un instinct (inné/acquis ?) vital , du domaine de l’inconscient.
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Désirs, Guy de Maupassant
Le rêve pour les uns serait d'avoir des ailes,
De monter dans l'espace en poussant de grands cris,
De prendre entre leurs doigts les souples hirondelles,
Et de se perdre, au soir, dans les cieux assombris.
D'autres voudraient pouvoir écraser des poitrines
En refermant dessus leurs deux bras écartés ;
Et, sans ployer des reins, les prenant aux narines,
Arrêter d'un seul coup les chevaux emportés.
Moi ; ce que j'aimerais, c'est la beauté charnelle :
Je voudrais être beau comme les anciens dieux,
Et qu'il restât aux cœurs une flamme éternelle
Au lointain souvenir de mon corps radieux.
Je voudrais que pour moi nulle ne restât sage,
Choisir l'une aujourd'hui, prendre l'autre demain ;
Car j'aimerais cueillir l'amour sur mon passage,
Comme on cueille des fruits en étendant la main.
Ils ont, en y mordant, des saveurs différentes ;
Ces arômes divers nous les rendent plus doux.
J'aimerais promener mes caresses errantes
Des fronts en cheveux noirs aux fronts en cheveux roux.
J'adorerais surtout les rencontres des rues,
Ces ardeurs de la chair que déchaîne un regard,
Les conquêtes d'une heure aussitôt disparues,
Les baisers échangés au seul gré du hasard.
Je voudrais au matin voir s'éveiller la brune
Qui vous tient étranglé dans l'étau de ses bras ;
Et, le soir, écouter le mot que dit tout bas
La blonde dont le front s'argente au clair de lune.
Puis, sans un trouble au coeur, sans un regret mordant,
Partir d'un pied léger vers une autre chimère.
- Il faut dans ces fruits-là ne mettre que la dent :
On trouverait au fond une saveur amère.
A propos de Georges Bataille :
Alors que la vie devrait être une aventure risquée face à la mort, l’occidental, terrorisé face à la violence, n’aspire qu’à la protection, à la sécurité. Alors que la sexualité devrait être vécue comme le lieu d’éclatement et d’épuisement où flamboie l’immanence absolue consumant dans l’instant l’individu séparé, brouillant les limites qui faisaient la distinction entre la vie et la mort, elle est plutôt vécue sur le mode de la bagatelle masquant mal une honte profonde d’être ce que l’on est.
L’Occident a oublié que l’être est passion d’être dans la violence, l’érotisme et le sacré. Si l’on veut ne pas périr d’asphyxie, il faut puiser dans les énergies maudites de l’excès. Et cette transgression passe par l’érotisme, pure dépense d’énergie vécue de façon gratuite, moment où l’individu vit follement pour rien, sinon pour jouir de façon souveraine de tout, hors des impératifs de la conservation de soi, des lois sociales du travail et de la raison. Voilà l’essence du message de l’Histoire de l’œil de Georges Bataille.
Une interprétation d’Histoire de l’œil, Anne Archet
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Bien au-delà d'Éros, de la libido, le désir est une force motrice...
Voici un petit parcours chaotique (et fort sommaire !) à propos du désir, de Platon (Eros) au désir mimétique (Girard) en passant par Spinoza, Hegel, Sartre et bien sûr Freud/Lacan.
Hiérarchie des désirs
Epicure (341-270 av. J.C.) suivant la
tradition grecque (Platon, Aristote) avait distingué 3 sortes de désirs :
- Les désirs nécessaires et naturels (se nourrir...)
- Les désirs non nécessaires mais naturels (qui donnent du plaisir...)
- Les désirs non nécessaires et non naturels (le désir d’immortalité...)
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Quelques repères (Gaëlle Sartre-Doublet)
Le désir comme manque : Platon, la naissance d’Eros
C’est dans Le Banquet que Platon fonde sa théorie du désir, qui longtemps influencera notre conception occidentale. Le désir y est en effet présenté comme manque
essentiel (c’est à dire que le désir est manque par essence), pénurie et pauvreté ; il incomplétude et détresse.
Dans Le Banquet, Platon développe le mythe de la naissance d’Eros (l’Amour, qui est également l’incarnation du Désir), dont le père était Poros, l’Abondance, et la mère Pénia, la Pénurie.
Héréditairement marqué, Eros oscille ainsi sans cesse entre la Pauvreté et la richesse.
« Etant le fils de Poros et de Pénia, l’Amour en a reçu certains caractères en partage. D’abord, il est
toujours pauvre et, loin d’être délicat et beau comme on l’imagine généralement, il est dur, sec, sans souliers, sans domicile ; sans avoir jamais d’autre lit que la terre, sans couverture,
il dort en plein air, près des portes et dans les rues ; il tient de sa mère, et l’indigence est son éternelle compagne. D’un autre côté, suivant le naturel de son père, il est toujours sur
la piste de ce qui est beau et bon (...) »
"Il est brave, résolu, ardent, excellent chasseur, artisan de ruses toujours nouvelles, amateur de science, plein de ressources, passant sa vie à philosopher, habile sorcier, magicien et
sophiste. Il n’est par nature ni immortel ni mortel" (sa mère étant mortelle et son père immortel) "Mais dans la même journée, tantôt il est florissant et plein de vie, tant qu’il est
dans l’abondance, tantôt il meurt (...). Ce qu’il acquiert lui échappe sans cesse, de sorte qu’il n’est jamais ni dans l’indigence ni dans l’opulence".
Le désir comme affirmation de la vie: Spinoza
«Nous ne désirons pas une chose parce que nous la jugeons bonne, mais c'est parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne».
Désirer, ce n’est pas toujours l’expression d’un manque. Ainsi, pour Spinoza, désirer, c’est vouloir quelque chose parce que la vie nous intéresse. Ne rien vouloir au contraire, ne rien
désirer, c’est la preuve que rien ne trouve grâce à nos yeux et que l’on est blasé. En ce sens, le fait d’être attiré par et de vouloir attirer à soi (un objet) peut être un élan positif
témoignant d’un réel lien avec la vie. Ainsi, Spinoza a-t-il vu dans le désir un effort pour être : le coñatus).
Le désir comme affirmation de l'esprit : Hegel
Le désir n’est pas seulement porteur de vie, il est porteur d’absolu. Il n’est rien de moins qu’une affirmation de l’esprit. C’est par lui que la conscience aboutit au sentiment d’elle-même
et que l’homme se pose véritablement en tant qu’homme. Le désir est manque, certes, mais il est aussi production : production de soi-même comme être autonome. Pour Hegel, l’homme accède à la
conscience de soi par le désir.
Le désir est désir du désir de l’autre : Kojève.
Hegel fait du signifiant de la reconnaissance (l’acte symbolique de reconnaître quelqu’un comme humain) l’enjeu du passage d’un état de nature animal à un état de sociabilité humain. Il montre par là que le désir humain est radicalement différent du désir ou plutôt de l’instinct animal, lequel vise la conservation de l’espèce. Le désir humain, par contre, a pour objet le désir d’autrui. Ce qui lui importe au plus haut point n’est pas la conservation de sa vie mais bien la reconnaissance, de la part d’un alter ego, de sa dignité d’être humain.
" D'abord la conscience de soi est être-pour-soi simple égal à soi-même excluant de soi tout ce qui est autre (...) Mais l'autre est aussi une conscience de soi. Un individu surgit face à face avec un autre individu. Surgissant ainsi immédiatement, ils sont l'un pour l'autre à la manière des objets quelconques ; ils sont des figures indépendantes et parce que l'objet étant s'est ici déterminé comme vie, ils sont des consciences enfoncées dans l'être de la vie, des consciences qui n'ont pas encore accompli l'une pour l'autre le mouvement de l'abstraction absolue, mouvement qui consiste à extirper hors de soi tout être immédiat, et à être seulement le pur être négatif de la conscience égale-à-soi-même.
Se présenter soi-même comme pure abstraction de la conscience de soi consiste à se montrer comme pure négation de sa manière d'être objective, ou consiste à montrer qu'on n'est attaché à aucun être- là déterminé, pas plus qu'à la singularité universelle de l'être-là en général, à montrer qu'on n'est pas attaché à la vie. Cette présentation est la double opération : opération de l'autre et opération par soi-même. En tant qu'elle est opération de l'autre, chacun tend à la mort de l'autre. Mais en cela est aussi présente la seconde opération, l'opération sur soi et par soi ; car la première opération implique le risque de sa propre vie. Le comportement des deux consciences de soi est donc déterminé de telle sorte qu'elles se prouvent elles-mêmes et l'une à l'autre au moyen de la lutte pour la vie et la mort".
Hegel, La phénoménologie de l'esprit (1807)
Le désir comme manque et dépassement de son manque : Sartre
Le désir représente l’inquiétude existentielle d’une conscience qui n’est jamais en repos. C’est pourquoi il fait corps avec cette in-quiétude (quies = le repos) qui nous meut, qui
excite notre activité et nous projette perpétuellement hors de nous mêmes. Le désir est cette incomplétude qui voudrait bien être comblée, mais qui jamais n’y parviendra. Il est la transcendance
même.
Que la réalité humaine soit manque, l'existence du désir comme fait humain suffirait à le prouver. Comment expliquer le désir, en effet, si l'on y veut voir un état psychique, c'est-à-dire un être dont la nature est d'être ce qu'il est ?
Un être qui est ce qu'il est, dans la mesure où il est considéré comme étant ce qu'il est, n'appelle rien à soi pour se compléter. Un cercle inachevé n'appelle l'achèvement qu'en tant qu'il est dépassé par la transcendance humaine. En soi il est complet et parfaitement positif comme courbe ouverte.
Un état psychique qui existerait avec la suffisance de cette courbe ne saurait posséder par surcroît le moindre « appel vers » autre chose : il serait lui-même, sans aucune relation avec ce qui n'est pas lui ; [...]
Si le désir doit pouvoir être à soi-même désir, il faut qu'il soit la transcendance elle-même, c'est-à-dire qu'il soit par nature échappement à soi vers l'objet désiré.
En d'autres termes, il faut qu'il soit un manque - mais non pas un manque-objet, un manque subi, créé par le dépassement qu'il n'est pas : il faut qu'il soit son propre manque de...
Le désir est manque d'être, il est hanté en son être le plus intime par l'être dont il est désir. Ainsi témoigne-t-il de l'existence du manque dans l'être de la réalité humaine.
Sartre, L'Etre et le Néant
La psychanalyse, Freud/Lacan
Pour parler du désir freudien, il faut parler du Wunsch ; le wunsch est un évènement ponctuel, un "acte", qui fait travailler l'inconscient.
Le rêve est la réalisation déguisée d'un désir refoulé; le désir conscient ne devient un excitateur du rêve que s'il réussit à éveiller un désir inconscient par lequel il se renforce et ce doit être un désir infantile.
Pour Freud, il n'y a pas d'essence originelle du désir, pour désirer il faut avoir l'impression de revoir quelque chose et ce qui est ainsi réanimé c'est une satisfaction (une mémoire en acte) liée au besoin, le désir est donc pris dans l'après-coup du besoin.
Le désir pour Freud est adressé à l'autre comme partenaire de la satisfaction.
Freud nous dit que l'autre est indispensable pour déclencher la machine désirante, ainsi se met en place une "courroie de transmission" entre soi et l'autre, l'enfant des hommes ne sait pas se satisfaire tout seul, il faut qu'on lui montre.
Pour Freud, la pulsion sexuelle, la libido est la source des désirs qui cherchent à s’affirmer sans détours. Mais la réalité impose sa nécessité et ce sont les pulsions du moi, visant à la conservation de ce dernier qui conduisent à refuser ou différer certains plaisirs dangereux et à accepter certaines souffrances.
"Le moi ainsi éduqué est devenu "raisonnable", il ne se laisse plus dominer par le principe de plaisir, mais se conforme au principe de réalité qui, au fond, a également pour but le plaisir, mais un plaisir qui, s'il est différé et atténué, a l'avantage d'offrir la certitude que procurent le contact avec la réalité et la conformité à ses exigences.
Le passage du principe de plaisir au principe de réalité constitue un des progrès les plus importants dans le développement du moi."
Freud, "Introduction à la psychanalyse" (l916).
A propos de Lacan
“Le désir est la métonymie du manque à
être” par Jacques
Siboni
Décrire le champ sémantique du désir est autrement plus difficile Lacan d’ailleurs n’hésite pas même à en donner une définition quasiment tautologique: “Le désir est désir de désir”.
Le désir chez Lacan n’a pas grand chose à voir avec la place sémantique qu’occupe ce terme dans les autres discours.
D’abord notons qu’il y a un en-deçà et un au-delà du désir.
La demande d’amour est toujours insatisfaite. C’est dans ce creux d’insatisfaction, cet intervalle, que le désir se manifeste. Aussi le désir se produit-il dans l’au-delà de la demande. Certes il transparaît toujours dans la demande, mais il est au-delà.
Au-delà du désir s’ouvre le domaine du besoin. Mais comme l’humain a la nécessité de faire passer son besoin par les défilés du signifiant, il y a désir. Il s’ébauche dans la marge où la demande se déchire du besoin.
Le désir se situe entre demande et besoin. Le besoin est soumis à la demande. Cette soumission refoule le désir en position de méconnu. Voici ce qu’est l’ordre de l’inconscient.
La naissance du désir est contemporaine du moment où l’enfant naît au langage. Dès lors le désir possède une persistance indestructible. Il est inextinguible.
À la question du désir Lacan apporte une réponse éclairante : “le désir
c’est la métonymie du manque à être”. S’il en est ainsi alors le désir c’est une métonymie.
Le séminaire 6 de Lacan (Désir et Interprétation), 1958-1959
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Deux repères dans la littérature chez Lacan : Antigone, Hamlet.
Antigone
Et voici qu’il me mène, prise aux mains,
Sans mariage, sans noces,
privée de ma part d’épouse et de mère,
mais privée de mes amis
je descends vivante, pauvre créature, aux cavernes des morts.
Sophocle, Antigone, 916-920
"Vaut-il la peine de mourir pour une cause? Vaut-il la peine de mourir pour défendre son désir? Ce recueil interroge l'énigme suscitée par cette figure de l'extrême au féminin qui met la mort au service d'un idéal absolu. Antigone, fille d'Oedipe, veut donner une sépulture à son frère Polynice malgré l'interdiction du roi Créon. Il faut enterrer le cadavre, accomplir les rites funéraires, quitte à en mourir. Jamais elle ne renonce à son projet. Rien ne la détourne de ce qu'elle considère comme un devoir sacré. Est-elle folle? Est-elle monstrueuse? Est-elle sublime?
"Le mirage de la beauté indique la place du désir en tant qu'il est désir de rien, rapport de l'homme à son manque à être" dit Lacan dans Ethique.
Hamlet
Ophélie est très évidemment une des créations les plus fascinante qui ait été proposée à l'imagination humaine. Quelque chose que nous pouvons appeler le drame de l'objet féminin, le drame du désir du monde qui apparaît à l'orée d'une civilisation sous la forme d'Hélène.
C'est remarquable de la voir dans un point qui est peut-être aussi un point sommet, incarné dans le drame et le malheur d'Ophélie.
Vous savez qu'il a été repris sous maintes formes par la création esthétique, artistique, soit par les poètes, soit par les peintres, tout au moins à l'époque préraphaélite, jusqu'à nous donner des tableaux fignolés où les termes mêmes de la description que donne Shakespeare de cette Ophélie flottante dans sa robe au fil de l'eau où elle s'est laissée dans sa folie glisser.. car le suicide d'Ophélie est ambigu.
Ce qui se passe dans la pièce c'est, tout de suite, corrélativement en somme au drame - c'est Freud qui nous l'indique -, nous voyons cette horreur de la féminité comme telle. Les termes en sont articulés au sens le plus propre du terme.
C'est-à-dire, ce qu'il découvre, ce qu'il met en valeur, ce qu'il fait jouer devant les yeux même d'Ophélie comme étant toute les possibilités de dégradation, de variation, de corruption, qui sont liées à l'évolution de la vie même de la femme pour autant qu'elle se laisse entraîner à tous les actes qui peu à peu font d'elle une mère.
C'est au nom de ceci qu'Hamlet repousse Ophélie de la façon qui apparaît dans la pièce la plus sarcastique et la plus cruelle.
J. Lacan, séminaire 6, « Le désir et son interprétation » à propos d’Hamlet
La très-chère était nue, et, connaissant mon coeur,
Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur
Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures.
Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
Ce monde rayonnant de métal et de pierre
Me ravit en extase, et j'aime à la fureur
Les choses où le son se mêle à la lumière.
Elle était donc couchée et se laissait aimer,
Et du haut du divan elle souriait d'aise
A mon amour profond et doux comme la mer,
Qui vers elle montait comme vers sa falaise.
Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,
D'un air vague et rêveur elle essayait des poses,
Et la candeur unie à la lubricité
Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;
Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne,
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;
Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,
S'avançaient, plus câlins que les Anges du mal,
Pour troubler le repos où mon âme était mise,
Et pour la déranger du rocher de cristal
Où, calme et solitaire, elle s'était assise.
Je croyais voir unis par un nouveau dessin
Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe,
Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sur ce teint fauve et brun, le fard était superbe !
Et la lampe s'étant résignée à mourir,
Comme le foyer seul illuminait la chambre,
Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir,
Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre !
Ch. Baudelaire, Les bijoux
A propos du désir deux points de vue actuels
Extraits d’un entretien avec André Comte-Sponville (Texte intégral ICI)
Dans Le Banquet de Platon le dialogue concerne l’amour et non pas le désir, mais cela revient au même : quand Socrate prend à son tour la parole, à la question :
“Qu’est-ce que l’amour ?”, il répond en substance : l’amour est désir et le désir est manque. “Ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour.”
Cette définition du désir comme manque va courir à travers toute la tradition philosophique pendant plus de vingt siècles, jusqu’à Sartre, qui écrit dans L’Être et le Néant que “l’homme est fondamentalement désir d’être” et que “le désir est manque”.
Le plus souvent, nous désirons en effet ce que nous n’avons pas, ce qui nous manque.
Définir le désir comme manque n’est donc juste que si, et seulement si, tout désir est manque. Or, il nous arrive très souvent de désirer ce qui ne manque pas...
Par exemple, la sexualité. J’ai grand peine à concevoir le désir sexuel comme un manque : c’est l’impuissant, la frigide ou le frustré qui manquent de quelque chose, pas les amants comblés et dispos qui sont en train de faire l’amour !
Faire l’amour, c’est désirer l’homme ou la femme qui est là, qui ne manque pas, qui se donne, dont la présence (non l’absence ou le manque) nous comble.
Si je désire écouter Mozart, ce n’est pas parce qu’il me manque (le désir esthétique est très clairement un désir sans manque), c’est parce que je l’aime, ce qui est très différent.
La définition du désir comme manque me paraît fausse, puisqu’elle n’est vraie que souvent et qu’une bonne définition doit être vraie non pas souvent mais toujours. Platon et Sartre ont donc tort, et c’est heureux. Car si cette définition du désir comme manque était vraie, le désir nous vouerait à l’ennui et à l’insatisfaction.
Si le désir est manque, je ne peux en effet désirer que ce que je n’ai pas. Or, qu’est-ce que le bonheur ?
Platon nous répond (mais Kant dira la même chose) qu’être heureux, c’est avoir ce qu’on désire... Mais si le désir est manque, on ne désire par définition que ce qu’on n’a pas ; on n’a donc jamais ce qu’on désire, si bien qu’on n’est jamais heureux. C’est une expérience que nous faisons souvent. Tantôt je désire ce que je n’ai pas, et je souffre de ce manque, tantôt j’ai ce que dès lors je ne désire plus, et je m’ennuie.
Comme le dit Schopenhauer, en bon platonicien qu’il est : “Ainsi toute notre vie oscille comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui”. Souffrance, parce que je désire ce que je n’ai pas, et que je souffre de ce manque ; ennui, parce que j’ai ce que dès lors je ne désire plus... Si bien que nous avons une définition fausse, puisqu’elle ne vaut pas pour tous les désirs, et pernicieuse, puisqu’elle nous voue à la frustration ou à l’ennui, et donc au malheur.
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Petit insert :
" Ainsi, nous ne vivons jamais, nous espérons vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais " ( Pascal - Pensées )
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Bref, j’avais deux raisons de chercher une autre définition : une raison théorique, puisque les définitions de Platon et de Sartre me paraissaient fausses, et une raison pratique, puisqu’elles me semblaient nous vouer au couple infernal de l’ennui et de la frustration. Il fallait donc chercher une autre définition : je la trouvai chez Spinoza, chez qui le désir n’est pas manque, mais puissance.
Puissance de jouir et jouissance en puissance. Ou, pour être un peu plus précis, puissance de jouir et d’agir : puissance de jouir et jouissance en puissance, puissance d’agir et action en puissance. Comme le disait déjà Aristote dans le De Anima (III, 10), "il n’y a qu’un seul principe moteur, la faculté désirante” : le désir est l’unique force motrice, ce pourquoi Aristote rattache au désir et le courage et la volonté (De Anima, II, 3).
J’en suis d’accord avec lui, et ce m’est une raison de plus pour ne pas réduire le désir au manque. De quoi manque le courage ? De quoi manque la volonté ? Le désir n’est pas un manque. Le désir est une force, l’unique force motrice, en effet, ce qu’on pourrait appeler, dans un langage plus spinoziste, l’unique puissance active.
Dans la problématique spinoziste, ce mot de puissance en prolonge trois autres : le conatus, qui est l’effort de tout être pour persévérer dans son être, qui prend chez un être vivant la forme de l’appétit et chez un être conscient la forme du désir (que Spinoza définit comme “l’appétit avec conscience de lui-même”).
Enfin, penser le désir comme puissance, me permettait aussi de faire le rapport entre la tradition philosophique classique, spécialement chez Spinoza, et celles de Freud et de Marx. Ce qui permet de donner son maximum d’extension au concept freudien de libido, c’est justement qu’il ne se cantonne pas au manque : le désir agit, y compris quand il n’y a pas de manque à combler ! Et chez Marx, la notion d’intérêt de classe n’est pas non plus forcément référée à un manque.
Ma définition du désir, c’est qu’il n’est pas un manque : il est une puissance, une force, une énergie, il est l’expression en nous du conatus, c’est-à-dire de notre puissance d’exister, d’agir et de jouir.
Si bien que si “le désir est l’essence même de l’homme”, comme dit Spinoza, il est de notre essence de désirer la joie. Bien loin que mon essence me voue au manque, et donc à l’alternance mortifère d’ennui et de frustration, elle me voue au contraire à la joie ! C’est la formulation spinoziste du “principe de plaisir” : jouir et se réjouir le plus qu’on peut, souffrir le moins qu’on peut. La conceptualisation spinoziste du désir permet ainsi de donner un socle métaphysique au “principe de plaisir” freudien.
Le désir est l’essence même de l’homme. Mais le plus souvent nous ne savons désirer que ce qui nous manque, autrement dit, pour reprendre des concepts d’allure freudienne, nous sommes dévorés par la nostalgie du bon objet, de la bonne étoile, comme nous pousserait à dire l’étymologie que vous évoquiez en commençant, mais nous savons bien qu’il s’agit moins d’une étoile que d’un sein...
À quoi bon courir toujours après un sein, quand le monde entier est là qui se donne à connaître, à aimer, à transformer ? Le bon objet manquera toujours, le monde ne manque jamais. Convertir le désir, c’est le convertir au monde, au réel : passer du désir à la considération, ou plutôt, comme je préférerais dire, passer du manque (nostalgie, espérance) à la puissance, autrement dit à l’attention et à l’amour. Considérer vraiment, c’est être attentif ou aimant.
Tant que le désir est manque, sa logique ultime c’est de désirer ce qui manque absolument : Dieu, ou ce que Platon appelle le Bien en soi. De même chez Sartre, si l’homme est fondamentalement manque d’être, alors il est de l’essence de l’homme, comme le dit expressément L’Être et le Néant, de désirer être Dieu.
Si au contraire le désir n’est pas manque, sa logique ultime n’est pas de tendre vers ce qui manque absolument, mais de tendre vers ce qui ne manque jamais, à savoir tout, que l’on peut appeler le monde, la nature, l’être ou le réel... Convertir le désir, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire le retourner - mais pour le remettre à l’endroit ! -, c’est passer du manque (du sein ou de Dieu) à la puissance (de jouir et d’agir). Il s’agit de terminer le sevrage, de grandir enfin, de devenir adulte.
La sagesse, d’une certaine manière, n’est pas autre chose qu’un sevrage réussi.
D’aucuns voudraient nous faire croire qu’un sevrage réussi consisterait à s’enfoncer dans la résignation... C’est tout le contraire. C’est une fois que le sevrage est réussi qu’on peut aimer vraiment quelqu’un d’autre.
Quelques ouvrages de A. Comte-Sponville :
- Traité du désespoir et de la béatitude (1984-1988)
- L'Amour la solitude (1992)
- Le Bonheur, désespérément (2002)
- Le capitalisme est-il moral (2004)
René Girard et le désir mimétique
J’ai déjà parlé de René Girard, notamment à propos de la notion de bouc émissaire.
Voici les premières lignes de sa bio dans Wikipedia :
"René Noël Théophile Girard, né à Avignon le 25 décembre 1923, est un philosophe français, membre de l'Académie française depuis 2005. Ancien élève de l'École des chartes et professeur émérite de littérature comparée à l'université Stanford et à l'Université Duke aux États-Unis, il est l’inventeur de la théorie mimétique qui, à partir de la découverte du caractère mimétique du désir, a jeté les bases d’une nouvelle anthropologie. Il se définit lui-même comme un anthropologue de la violence et du religieux."
René Girard est mort le 5 novembre 2015 à Stanford (USA)
A propos de la notion de « désir mimétique » on peut lire dans la même encyclopédie :
La mimesis est déjà mentionnée par Aristote, « L'homme diffère des autres animaux en ce qu'il soit le plus apte à l'imitation ». D'autre part, chez Freud, le propre de l'Homme est le désir qui est au centre de toutes les structurations et déstructurations psychiques.
René Girard, en rassemblant les deux termes, a développé le concept de désir mimétique qui est l'interférence immédiate du désir imitateur et du désir imité. En d’autres termes, ce que le désir imite est le désir de l’autre, le désir lui-même.
L'exemple illustratif, donné par René Girard, d'enfants qui se disputent des jouets semblables en quantité suffisante, conduit à reconnaître que le désir mimétique est sans sujet et sans objet, puisqu'il est toujours imitation d'un autre désir et que c'est la convergence des désirs qui définit l'objet du désir et qui déclenche des rivalités où les modèles se transforment en obstacles et les obstacles en modèles.
Depuis plus d'un quart de siècle, René Girard renouvelle l'anthropologie et ses ramifications dans la psychologie et l'économique - selon une logique qui réorganise tous nos savoirs - à partir d'une idée forte, claire et unitaire.Aristote, après Platon, avait placé l'imitation au cœur de la culture, car il n'y a pas d'apprentissage sans imitation. René Girard, inspiré par la littérature et la mythologie, révèle la dimension conflictuelle de l'imitation et son rapport avec la violence.
« L'homme désire toujours selon le désir de l'Autre » est le postulat du désir mimétique, dans un conflit tragico-comique dont les protagonistes deviennent interchangeables et transformés en « doubles » symétriques « en miroir » dans une relation duale de la rivalité mimétique qui conduit à la violence mimétique.
Sur la scène collective, la violence mimétique suscite la victime émissaire, bientôt transformée en dieu parce que son sacrifice a ramené la paix sociale. La violence et le sacré (1972) démonte ce dispositif qui expulse la violence en engendrant le sacré.
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J’ai trouvé une excellente analyse ICI.
Comme le souligne Philippe Cottet, l’auteur, les opinions sont extrêmement tranchées à propos de Girard : pour certains, son œuvre n'est rien moins qu'une des plus grandes avancées de la pensée, pour d'autres, Girard n'est qu'un auteur dépassé, réchauffant une vieille soupe augustinienne pour tenter une ultime et désespérée réhabilitation du christianisme.
Voici un extrait de la première partie de cette analyse :
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En analysant les grandes œuvres romanesques (Cervantès, Stendhal, Proust et Dostoïevski), René Girard repère un mécanisme du désir humain tout à fait différent. Celui-ci ne se fixerait pas de
façon autonome selon une trajectoire linéaire : sujet - objet, mais par imitation du désir d'un autre selon un schéma triangulaire : sujet - modèle - objet.
Don Quichotte indique clairement consacrer sa vie à l'imitation d'Amadis de Gaule, tel que le chevalier à la Triste Figure imagine qu'il serait. L'Éternel Mari ne peut désirer sa future femme
qu'à travers le désir, suscité par lui, de l'amant de sa première épouse, qu'il pourra alors imiter. Et M. de Rênal ne souhaite prendre Julien Sorel comme précepteur que parce qu'il est convaincu
que c'est ce que s'apprête à faire Valenod, qui est l'autre personnage important de Verrières.
L'hypothèse girardienne repose donc sur l'existence d'un troisième élément, médiateur du désir, qui est l'Autre. C'est parce que l'être que j'ai pris comme modèle désire un objet (conçu de
façon étendue comme toute chose dont l'autre semble pourvu et qui me fait défaut...) que je me mets à désirer celui-ci et l'objet ne possède de valeur que parce qu'il est désiré par un autre. On
pourrait penser que l'introduction de ce troisième "sommet" dans l'équation du désir est une complexité supplémentaire purement théorique et arbitraire de la part de René Girard. D'autant que la
présence de cet Autre entraîne une remise en cause totale de cet individualisme placé au cœur de la modernité, qui montre l'homme comme une entité libre et autonome et qui trouve son
épanouissement littéraire dans le type du héros romantique.
Dans MRVR, Girard ne fait que révéler la présence de l'Autre au cœur du génie romanesque (c'est l'omniprésence de l'Autre dans le désir qui fait la grandeur de Stendhal ou de Dostoïevski
contre le mensonge romantique du héros divin ou surhumain, en tous les cas autosuffisant, qui lui illustrerait la trajectoire linéaire du désir) et la présence de l'Autre se révèle toujours être
une simplification - ou plutôt une clarification - des situations. Le mensonge romantique que dénonce René Girard n'est que la tentative d'effacement, de dissimulation du modèle dans le schéma du
désir...
Principaux ouvrages de René Girard :
· Mensonge romantique et vérité romanesque (1961)
· Dostoïevski : du double à l'unité (1963)
· La Violence et le sacré (1972)
- Le Bouc émissaire (1982)
En explorant un grenier familial, j'ai mis la main sur quelques vieux hebdos, dont toute une série de Paris Match de la fin des années 50.
La vie des célébrités et les clichés de paparazzi, souvent trashes (photos volées de J. Brel et F. Mitterrand sur leur lit de mort par exemple), n'étaient alors pas le fond de commerce d'un journal qui tirait à 1 800 000 exemplaires et s'inspirait fortement du magazine américain Life.
On y trouvait au contraire des articles de fond, notamment les éditoriaux d'un leader d'opinion : Raymond Cartier.
Raymond Cartier, anticolonialiste pragmatique, fut ensuite considéré comme le porte-parole d'un néo isolationnisme à la française, le cartiérisme, pour avoir émis le fameux slogan : "La Corrèze avant le Zambèze".
Mais Raymond Cartier était aussi un observateur attentif de l'évolution de la société.
J'ai retrouvé ainsi un article intitulé : Brigitte Bardot, phénomène social dans le numéro du 20 décembre 1958.
Une remarque préliminaire sur le travail du journaliste d'alors. Dans son introduction R. Cartier indique avoir consulté des moralistes, des psychanalystes, des sociologues... pour un sujet sérieux et même profond.
Il cite ainsi Roland Barthes :
" Elle n'est pas plus licencieuse, mais simplement plus libérée. Elle représente un érotisme plus ouvert, dépouillé des substituts faussement protecteurs qu'étaient le semi-vêtement, le fard, le fondu, l'allusion, la fuite... Elle atteste que notre société tend de plus en plus à niveler sa culture par un mouvement qui démocratise la bourgeoisie et qui embourgeoise le prolétariat".
En 1958, BB a déjà tourné La vérité, En cas de malheur... et surtout un film culte dirigé par son mari (Vadim), Et Dieu créa la femme.
Après avoir raconté par le menu comment "And God Made Woman" divisa l'Amérique de Lake Placid à Philadelphie en passant par Cleveland, Dayton, Memphis... le journaliste décrit comment la future star mit dans sa poche, en 1953, les 3500 marins du célèbre porte-avions Midway ancré en rade de Cannes (et aujourd'hui au Musée maritime de San Diego). Il s'agissait d'une présentation de stars en marge du festival :
"En tête quelques starlettes... puis toute une galaxie : Kirk Douglas, Ann Baxter, Gary Cooper, Lana Turner, Lex Barker, Olivia de Havilland, Mel Ferrer, Edward G. Robinson, Walt Disney, Raf Vallone, Leslie Caron, Sylvana Mangano, Vittorio de Sica. Brigitte, intruse, n'était qu'une spectatrice de ce grand carrousel.
Spectacle glorieux. La Méditerranée sous une nuit tiède. Les bâtiments de la 6ème flotte baignés de lumière. Trois mille cinq cents marins sur les plages géantes du Midway...
La dernière [vedette] étant passée, Gary Cooper s'avançait pour prononcer le remerciement final quand les photographes poussèrent Bardot sur le podium.
Elle laissa tomber son imperméable ; elle apparut dans une robe de petite fille très ajustée et, d'un mouvement vif fit voler sa queue de cheval. Il y eut une seconde de silence, le temps du déclic entre la foule des mâles et la silhouette illuminée. Puis un éclair et un tonnerre jaillirent du Midway : des milliers de flashes et un cri d'enthousiasme surpassant en volume vocal les acclamations qui venaient d'être dédiées à toutes les gloires de l'écran réunies."
Avant Bardot rapporte-il, les films en langue étrangère... étaient réservés à des salles spécialisés... dans les Etats où la censure ne regardait pas de trop près.
Aujourd'hui, les écrans géants des drive-in élèvent les formes de Bardot dans tous les ciels de l'East, du Midwest et du Far West...Et Dieu créa la femme aura fait une recette de 4 millions de dollars... Il faut vendre 2 500 Dauphine pour atteindre ce chiffre...
Mademoiselle Bardot est devenue un élément de la balance des comptes de la nation.
...
Pour donner un aperçu de "l'amoralité" du personnage, R. Cartier relate alors l'épisode du tournage de la scène du baiser du film scandaleux :
" La scène du désir partagé et satisfait mettait corps à corps Brigitte et le bel acteur Jean-Louis Trintignant, sous la direction du mari [Vadim], metteur en scène éperdu de réalisme. Ses cris, ses conseils, ses reproches, ses encouragements retentissent encore dans la mémoire des témoins embarrassés. Le baiser se prolongea après que Vadim, blême et ruisselant de sueur, eut donné l'ordre de couper. Brigitte partit avec un sourire agressif, suivie du beau garçon. Elle ne rentra pas à l'appartement conjugal..."
Finalement observe-t-il ce scandale est vieux comme le monde : "les courtisanes romaines et alexandrines avaient plus d'admirateurs que les philosophes. Les actrices et demi-mondaines du siècle dernier étaient entourées d'un délire d'adulation..."
Les sociologues et psychanalystes consultés évoquent un dérivatif au besoin humain d'adorer et de s'émouvoir dans un monde déchristianisé :
« Dans sa cathédrale, si sonore, si disproportionnée en dimensions et en splendeur au cadre de sa pauvre vie, l'homme du Moyen Age trouvait une communion absolue avec un monde de puissance et d'harmonie. Il baignait dans les rayons et les accents d'un film merveilleux, tantôt déchirant comme la Passion, tantôt ineffable comme la Nativité... Les acteurs et les actrices étaient les figures que l'on voyait dans les vitraux, si sublimes, et cependant humaines par les concordances minutieuses que le maître verrier établissait entre les personnages et les rôles... »
Les psychanalystes cherchent au culte démesuré des vedettes des interprétations strictement freudiennes, avec la mise en scène dégoûtante de la libido... Bref si elles [les vedettes] ne sont pas des ersatz des saintes, elles sont la réincarnation des divinités perverses de la Grèce et de l'Orient : Eros, Adonis, Vénus, Ishtar, Isis...
Nous sommes 10 ans avant Mai 68, le mythe Bardot fait exploser les tabous.
Sources en ligne (voir les ouvrages qui y sont cités) :
Désir, JP Kornobis
Désir, besoin
Dr Christian Colbeaux, De la Pulsion au Désir
Robert Misrahi, Spinoza
La structure de la subjectivité selon Hegel : Désir, Reconnaissance, Altérité, Université Laval
Sartre, L'Être et le Néant, Canal U
Au-dela du Principe de plaisir, Freud
Ecole lacanienne, séminaire 6
Freud/Lacan, Désir :
Jacques Siboni, "Le désir est la métonymie du manque à être"
Thierry Simonelli : Kojève ou Lacan